Je reculas jusqu’à la baie vitrée d’où l’on voyait les gros bateaux ventrus : des noirs à bande rouge, des blancs à bande bleue, et puis des jaunes et noirs battant des chiées de pavillons, ceux à croix des pays scandinaves, des à faucille et marteau, affrétés par le Saint-Siège, des barlus allemands, anglais, ricains, panaméens surtout ! La plus grande flotte du monde, Panama (un million cinq cent mille habitants mais chacun possède son paquebot ou son yacht, mon vieux). Et les grues grises se mouvaient avec lenteur parmi cette flotte disparate. Ce qui surprenait, c’était combien les hommes restaient clairsemés dans tout ce bigntz. La main-d’œuvre devient de plus en plus inutile. Quelques pelus pour actionner des mécaniques, et puis ça va bien. Dockers ? Zob ! Au chômedu !
Lorsque je me retournai, je constatas que le burlingue était vide. La vilaine s’était taillée en silence, grâce à la moquette qu’on avait oublié de faucher.
Je me dis qu’elle allait revenir, et pas seule, probable. Je pressentais des foirures. On entrait dans le vif. L’essentiel était d’en sortir. A cause de la pute du Gros je venais de me fourrer dans une cuve de mélasse vachement épaisse et engloutisseuse.
L’endroit était fonctionnel et cossu. Moderne à foutre la chiasse verte à un antiquaire : acier, verre, béton, les trois mamelles du design. Et puis des reproductions de peintures sinoquées aux murs.
Quelques instants s’écoulèrent et la secrétaire blette réapparut avec son cul carré, sa frite jaune comme un melon d’Israël, son chignon de directrice d’internat libre d’avant-guerre. Deux gaillards l’accompagnaient. Drôles de bâtiments d’escorte. Imagine deux haltérophiles endimanchés. Pas très grands, mais très larges, avec des biscoteaux qui saillaient dans leurs manches comme des ballons de rugby. Ils se trimbalaient des bouilles impressionnantes : nez cassés, oreilles en chouf, pommettes tailladées, arcades souricières proéminentes. Des gaziers de Cro-Magnon, arrivés du paléolithique supérieur par l’escalier de secours. Le plus trapu, surtout, filait les foies. Il était pâle comme un nichon de laitière, le cheveu blond albinos, et un regard de chien de faïence mémorable.
Ce fut lui qui s’adressa à moi, en anglais mâtiné d’allemand :
— C’est vous qui insistez pour voir mister Bergens ?
— En effet.
— Vous avez parlé de mettre sa vie en danger ?
— J’ai seulement déclaré que ce que j’avais à lui dire pouvait lui sauver la vie ; c’est le contraire, n’est-ce pas ?
— Levez les bras !
— Croyez-vous que ce soit indispensable ?
— Vite et faites plus le malin !
Je levai les bras. Il me palpa des deux pognes, rapidos, mais avec une dextérité professionnelle. Ce mec-là avait dû faire ses classes chez des épées.
— Je peux les baisser ? demandai-je lorsqu’il eut terminé son inspection.
Il acquiesça.
— Bon, et maintenant racontez-nous ce que vous avez à dire à mister Bergens.
— Pas question, c’est à lui que je dois parler.
— Vous ne le verrez pas, alors accouchez !
Nous nous défiâmes du regard. Il m’était aussi sympa qu’un crocodile en train de bouffer la jambe d’un missionnaire.
— On ne va pas y passer la semaine, mon pote, lui dis-je. Je vois Bergens ou pas. Si je le vois je lui parle, si je ne le vois pas je me tais, et c’est pas en me regardant avec des yeux pareils à deux trous du cul de chat que ça changera quelque chose.
Comme il ne pouvait pâlir davantage, il rougit. Puis il se tourna vers son pote, quêtant un conseil. L’autre lui réclama l’une de ses oreilles et mon cosaque lui accorda la droite qui devait être probablement sa meilleure. Il y eut des chuchotements. C’était pas la peine de réduire l’intensité du son : leur aurait suffi de jacter en néerlandais puisque j’entrave ballepeau à cet argot-là. Dans le doute, ils s’abstenaient.
Je louchai sur la pendule. Elle indiquait dix plombes. Je me dis que le bigophone ne devrait pas tarder à sonner. Et, obéissant à mon vœu, il se mit à vrombir. La secrétaire décrocha.
Elle écouta.
— Pouvez-vous répéter ? demanda-t-elle.
Et alors je sus que c’était Béru. Je lui avais écrit phonétiquement la phrase anglaise qu’il devait prononcer, comme dans la méthode à cinq ou six mille. Mais ce gros nœud coulant devait parler la bouche pleine, ou bien en rajouter, question accent. La môme avait du mal à entraver. Elle finit par me demander :
— Vous êtes le commissaire Antonio ?
— Jawohl, my doll.
Elle hésita, puis me tendit le combiné.
— Allô ! Non, je n’ai pas encore pu voir M. Bergens, mais je ne désespère pas d’y arriver, fis-je en anglais. C’est cela, je vous appellerai !
Je raccrochai. Les trois me frimaient avec une perplexité montante. Bientôt, si le flux continuait, ils allaient devoir bâtir des digues pour le juguler. Je leur souris, confiant.
Quelque chose me disait que je tenais le couteau par le manche. Ce coup de grelot, dûment prévu et minuté, intervenait au moment où il le fallait.
Les deux vilains chuchotèrent à nouveau, puis l’un d’eux se retira. Le blafard resta pour me couver de son œil fumelard. Il rêvait de me fourrer son poing dans les gencives et il dut l’enfouir dans sa poche pour pouvoir résister à la tentation. La secrétaire avait repris sa place derrière son bureau. Elle tripotait des papiers inutiles afin de se donner une contenance. Comme elle y parvenait mal, elle finit par tailler des crayons au moyen d’un appareil électrique qui les rendait pointus comme des aiguilles.
L’acolyte revint et annonça que mister Hans Bergens consentait à me recevoir.
Je leur fis grâce de mon triomphe et accompagnai les deux hommes à travers de grands couloirs aux couleurs pimpantes, m’offrant même le luxe de m’arrêter un instant devant une litho de Paul Klee.
Parvenu à ce stade de mon historiette, laisse-moi te dire que la noye a été rude et qu’on n’a pas chômé, le Gravos et moi.
Mais comme je vais bonnir tout ça à mister Bergens, dans un peu moins que pas longtemps, il est inutile que je doublonne en t’annonçant tout de suite la couleur. Ce temps mort, juste pour te prévenir que je ne m’amène pas ici sans biscottes. Egalement que cette affaire est vachement particulière. Je n’ai encore jamais conduit une enquête de cette manière. T’assistes à une grande première, mon chérubin. Perds pas les évolutions de l’artiste et n’oublie pas de l’applaudir bien fort quand il exécutera son triple saut périlleux en arrière, ce qui ne saurait tarder.
Et voilà qu’on me fourre dans un ascenseur. Un moment je me demande si mes deux forbans joueraient pas aux cons et s’ils ne m’embarqueraient pas dans une benne à ordures plutôt que chez Bergens. J’en sais suffisamment sur la race humaine pour piger que les gaillards en question sont capables de te perforer les méninges comme t’allumes une tige et t’assurer ensuite une sépulture de choix dans un cimetière de voitures. Mais non, mes craintes sont verveines : on retrouve un autre couloir silencieux terminé par une vaste lourde à deux battants, tellement blindée qu’en comparaison les coffres de la Banque de France ont l’air d’être confectionnés avec des boîtes de camembert vides.
Le méchant blême presse un timbre. Un voyant vert s’allume. Il s’approche d’un microphone encastré et dit son nom. Il s’agit d’une cellule acoustique obéissant à des voix mémorisées par l’appareil. La porte s’ouvre.
J’eus un haut-le-corps.
Suivi d’un haut-le-cœur.
Rien de ce que je découvris n’était imaginable.
Si ! Peut-être par Jérôme Bosch à la rigueur, mais le cher grand génie est mort en 1516 (des suites de la bataille de Marignan, tu crois ?). N’importe, cesse de te masturber, ôte ces bananes de tes oreilles et écoute. Alors que nous sommes dans un immeuble ultramoderne, je t’y répète, le bureau du célèbre armateur Hans Bergens représente une étable. Une vraie. Avec des murs de planches rugueuses et une poutraison festonnée de toiles d’araignées. Une crèche, où sont attablés un âne et un bœuf. La litière est en train de devenir fumier. Une brouette, d’ailleurs, est emplie de cette chose fertilisante dans laquelle est plantée une fourche, mais je doute qu’elle produise des rameaux.
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