Vous allez vous dire, avec ce cartésianisme qui vous pousse à demander des cartes chaque fois que vous vous asseyez à une table de jeux, vous allez vous dire, mes bons vilains, il déchoit un peu, notre San-A. Le v’là qui monte en mayonnaise avec une gonzesse dont le job consiste précisément à donner du bon temps à ceux pour qui le bon temps c’est de l’argent ! Honte à lui ! L’homme qui ne réserve pas ses ardeurs à d’honnêtes femmes adultères se ravale un rang du pigeon ! Vous vous dites tout ça parce que vous êtes jalminces, ça part d’un bon ressentiment, somme toute. Si j’essaie de me disculper à vos yeux, n’en déduisez pas que je me sente morveux. Simplement, j’ai des scrupules, mes frères. Je me crois concerné par votre bêtise, alors j’essaie de lutter contre pour en atténuer les conséquences. Mon ambition secrète, c’est pas les bicornes, les prix Duchenock et les merdailles, mais qu’au moment où je cannerai, si c’est pas trop furtif, un gus quelconque se penche sur mon cercueil-studio et dise quelque chose dans le genre de : « T’as bien bagarré contre la connerie, San-A. T’as essayé de montrer à tes temporains à quel point il est c… d’être c… quand on est c… et combien ça l’est davantage encore lorsqu’on joue au c… sans l’être [25] J’ai l’habitude d’appeler un chat un chat et d’écrire un c… con, mais comme y’en a tout un paquet dans le même paragraphe, je me rabats sur les francs-maçons points suspensifs afin de ne pas vous choquer… Car vous êtes tellement c…
. » Voilà, c’est tout ce que j’aspire, mes lapins. Vous ne viendrez pas dire que j’exigeante ! Au besoin vous pouvez recopier la phrase et venir la ligoter le moment venu devant mon coffret à bijoux. Ainsi ça donnera peut-être envie de me lire aux assistants et les droits d’auteur continueront de vaser pour mes veuves et mes orphelins.
Vicky, pour vous en revenir à la pauvrette qui poireaute sous le plumard avec ses lèvres rivées z’aux miennes (car vous vous doutez bien que je n’ai pas perdu mon temps pendant que je dissertais), Vicky, disais-je, a choisi de faire sa carrière dans l’amour, comme d’autres s’engagent dans l’armée, chez les caramélites ou troupes théâtrales d’assaut de Jean-Louis Barrault. C’est une scientifique de l’acte de chair, comprenez-vous ? Une technicienne, une tacticienne, une patricienne plus qu’une péripatéticienne. Moi, une polka experte, je la retapisse à sa façon d’embrasser.
Tenez, on fait un concours si vous voulez. Vous sélectionnez douze bergères masquées, je les embrasse et leur donne une note. Eh bien ! je vous parie que ma cotation sera la même que celle qu’établira un jury spécialisé dans le grumage de radasses. Parole ! Le temps de compter jusqu’à quatre, et je vois à qui j’ai affaire. Vicky, sans charrier, c’est du grand art. Y’a tout qui participe. Une vraie femelle, faut qu’elle fasse l’amour avec ses cils, les ailes de son nez, les battements de son cœur, la sueur de ses tempes aussi bien qu’avec son compteur Geiger. Elle s’engage entièrement dans la cérémonie. C’est ça la ferveur. Les Sainte-Blandine de l’amour !
Au bout d’un moment, on oublie l’exiguïté de ma planque, le critique de l’instant, la menace de l’eunuque qui, dans son rêve, est en train de se demander pourquoi, diantre ! il est né sous le signe du taureau.
Je le vois, depuis mon dessous de pucier, le cher platonique, qui fut soustrait jadis à l’infection de ses parents (ils habitaient un bidonville) pour commencer sa dure carrière d’eunuque.
Tout en prouvant à Vicky que sa présence à mes côtés a retenu toute mon attention, je ne puis détacher mes yeux de ce pauvre Latume-Lakoupe. Ce qui me permet, tout en surveillant le dormeur, de remercier le ciel des performances qu’il m’aura permis de réaliser pendant mon passage terrestre.
Sous le pageot voisin, Béru essaie de héler une fille pour sa consommation personnelle mais ces demoiselles sont fourbues. Le banquet les a mises K.O. et, si j’ose m’exprimer de la sorte, elles ne sont pas pressées de remettre le couvert. Aussi font-elles la sourde oreille, ce qui file Alexandre-Benoît en renaud. À un moment donné, le frénétique personnage se permet des « pssst ! hep ! héééé ! hooo ! » si bruyants que l’eunuque se réveille. Je le vois qui soulève un store. Il ne remue pas… Il reste évasif, mais à l’intérieur de sa bouille, il prend lentement conscience d’une présence étrangère, je le pige à un papillotement de plus en plus précipité de ses paupières.
Alors là, mes amis, un dilemme se pose à votre cher San-A. « Ou bien il interrompt l’exercice éblouissant auquel il se livre pour neutraliser une fois de plus Latume-Lakoupe avant qu’il ne soit trop tard. Ou bien il va jusqu’au bout de son propos et accepte les risques susceptibles d’en découler. Ai-je le droit de risquer la vie du Gros en même temps que la mienne ? Oui, puisque c’est cette truffe immonde qui vient de créer le danger en sollicitant les pures jeunes filles. Et il continue, cette espèce de bouc en train ! Imaginez qu’il s’enhardit à leur parler, aux ravissantes esclaves blondes. Il leur dit des « Ho, les mômes, soyez pas vaches avec moi ! On se connaît, non ! Vous savez bien qu’avez mécolle c’est pas le travail à la chaîne, mais le bon vieux artisanat de papa ». Et puis, comme il se souvient qu’elles ne pigent pas le français, il mobilise toutes ses connaissances linguistiques. « Hello, bitte, señoritas ! Come vouize me, fräuleins. Béru il gode for you ! ».
Les mômes pouffent.
Béru pousse son pif.
Et moi je ne m’en fais paf outre mesure.
En attendant, l’eunuque, lui, se réveille tout à fait.
Drôle de conjoncture ! Faut que je me hâte d’atterrir, les gars ! Que je balise la piste en vitesse. Que je me sorte le train. Que je me branche sur le radar. C’est le moment d’attacher sa ceinture et de mouler le pilotage automatique pour prendre les commandes.
Se souvenant du crochet de tout à l’heure, et sachant qu’en aucun cas il ne saurait être remboursé par la Sécurité Sociale, Latume-Lakoupe bondit hors de son fauteuil et sort. Une fois dans le couloir, il relourde et rameute la garde. C’est à ce moment que je conclus mes entretiens privés avec Vicky. Elle ne perd pas le nord, la môme, et elle a d’autant plus de mérite que nous nous trouvons à la hauteur du tropique du Capricorne (d’abondance).
— C’est foutu, lui dis-je, mais je te remercie pour la partie d’extase, ma poule, comme dernière cigarette on ne peut pas souhaiter mieux !
Elle me saisit le bras :
— Attends ! fait-elle, tout n’est pas perdu !
— Penses-tu, avec ces pièces sans fenêtre on est marron !
En guise de réponse, elle se met sur le dos (nous avions manœuvré sur le côté), et je la vois passer sa main entre les lames du sommier de bois assez rudimentaire.
— Eh, dis donc, don Juan, m’interpelle le Gros, faudrait peut-être se mettre en position de châtaigne, m’est avis qu’on va voir débouler les lanciers.
— Ne t’en prends à personne, hé, Goret nauséabond, c’est toi qui as réveillé l’eunuque en hélant ces jeunes vierges.
Je me tais, abasourdi par la stupeur. Vicky retire des entrailles de son matelas éventré une sorte de bouteille thermos dont elle dévisse prestement le bouchon. Elle renverse la bouteille. Un tube d’environ quatre centimètres de diamètre, long de quinze, pointu du bout et pourvu d’un bouton rouge sur le côté gauche (lequel ne demande qu’à devenir un côté droit pour peu qu’on fasse pivoter le tube) lui tombe dans la main.
Elle me le présente.
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