Tout en supposant, en regrettant, en appréhendant, en échalaudant, en devisant et en soliloquant (avec rictus), nous laissons passer le temps. Pas moyen de le stopper, celui-là. On est tous charriés dans cette débâcle glaciaire. Même après nous, ça continue. La vérité est qu’on ne meurt pas puisqu’on se trouve toujours au cœur du même mouvement, embarqués dans le superbe voyage intersidéral, tueur de néant. Mort ou vivant, on continue d’être malaxé par les secondes qui gouttagouttent. Ça fait peur et ça rassure. La mort n’est qu’un changement de compartiment : on reste dans le même train !
Soudain, le bruit d’une cohorte dans l’escalier, la porte s’ouvre devant une armada de vilains. Sur nous, donc, cette troupe s’avance, et porte sur son front une malle assurance.
Le devin Nikola marche en tête. Derrière suit le conseil des Sinistres, le président de la chambre des Réputés et celui du Séné (lequel chose curieuse, est un Blanc métissé des îles Pranmoatou). Ces personnages sont graves et doctoraux (Noriscausa). Des guerriers en armes de l’attribut des Con-Plé-Mando-Bjé (une des plus redoutables) les escortent.
Le devin Nikola vient jusqu’à nous. Il frappe par trois fois le sol avec le manche du sceptre et déclare :
— Le conseil suprême s’étant érigé en tribunal d’exception vient de vous condamner pour espionnage, atteinte à l’absurdité de l’Etat (je veux dire, à la sûreté de l’Etat), usurpation de fonctions, abus de pouvoir, crime de lèche-majesté (je veux dire de lèse-majesté), tentative de corruption, violation de palais, haute et basse trahison…
— Prends ton souffle, pépère, recommande Béru, et garde le reste pour la prochaine fois.
Le devin le fustige de son regard en forme de crachats.
— Silence ! Le tribunal, en sa grande sagesse, sa parfaite équité et son sens profond de la justice, vous condamne à la peine de mort et ordonne que la sentence soit exécutée sur-le-champ.
Dites, on est un peu expéditif à Obsénité-Atouva. Les jugements hors la présence des accusés, les sentences immédiates, c’est du travail rapide. Célérité, discrétion.
— Ça consiste en quoi ? demande Béru sans s’émouvoir.
— L’exécution ? demande Nikola.
— Oui.
— Ordinairement, les condamnés de droit commun sont écartelés, révèle le devin (qui a de la bouteille).
— Ç’aurait t’été assez mon genre, moi qui me mets toujours en quatre pour les copains, gouaille l’Hilare (de cochon).
— Mais étant donné l’aspect diplomatique de votre affaire, vous allez être simplement décapités, termine le vieillard.
« Gardes », continue-t-il, « exécutez ces deux hommes par le glaive.»
La promptitude et la stupidité des événements me laissent pantois.
— Vous ignorez qui nous sommes ! m’égosillé-je.
— Absolument pas, rétorque le vieux filou. Vous êtes deux policiers français, nous avons percé jusqu’à vos véritables identités. Votre nom est San-Antonio, et votre grade : commissaire. Cet individu qui se permettait des familiarités avec notre glorieuse souveraine est un dénommé Bérurier.
— Vous ne redoutez pas des incidents diplomatiques graves avec la France, à la suite de nos deux assassinats ? Car il s’agit d’assassinats !
Le barbichu secoue sa bavette de poils.
— C’est plutôt la France qui entendra parler de vous. Car vous êtes les meurtriers de notre ministre des Affaires étrangères, son Excellence Tabobo Hobibi dont vous avez pris la place afin de rencontrer sir Dezange et de saper nos accords en cours.
Agacé, il frappe encore du sceptre.
— Gardes ! Vite ! La justice de Sa Majesté ne souffre pas de retard !
Les colosses aux torses couleur d’ébène s’emparent de nos personnes en deux temps trois mouvements (quatre au plus).
Ils nous entraînent vers le fond de la salle.
— Admirez la clémence de Sa Majesté, poursuit la vieille frappe, on va seulement vous couper le cou. Il m’aurait appartenu de décider seul, je vous aurais arraché chaque parcelle de chair avec des tenailles rougies !
— Je reconnais bien là la mansuétude de la reine Kelbobaba, dis-je. Veuillez la remercier pour nous.
— Il en sera fait selon votre dernière volonté, déclare sans humour le devin.
Il montre Béru :
— Commencez par lui !
Ma parole, c’est pas de la frime. Écoutez, se faire sectionner le cigare dans une grotte, en plein Pacifique, y a de quoi perdre la tête, non ? Et le plus fortissimo de caoua, c’est que moi qui vois toujours la feinte à Jules dans les circonstances dramatiques, eh bien ! en ce moment, je vois rigoureusement bezef, les gars.
Il y a une vraie armée entre nous et la porte. Nous sommes vigoureusement maintenus par des gorilles athlétiques, et la décapitation est immédiate. C’est ce qu’un commentateur de la télé appellerait une conjoncture néfaste.
— On n’a pas droit à un petit remontant ? s’inquiète Bébélune ; moi, avec vos conneries, j’ai fait ballon pour les liqueurs !
— Chez nous, ce n’est pas la coutume ! répond Nikola.
Et puis v’là le gnome qui se met à trépigner et à vitupérer en agitant le sceptre de la brave Kelbobaba, comme quoi ses gorilles lambinent et que si d’ici trois minutes nos deux tronches n’ont pas roulé dans le salpêtre de la grotte, il y aura d’autres têtes qui tomberont. Pour lors, les archers se grouillent. On dégage un fort billot du magasin aux accessoires. Le bourreau (qui est également buraliste à Obsénité-Atouva) s’empare d’une hache beaucoup trop polie pour être honnête dont, par excès de précaution, il affûte encore le fil avec une pierre.
Le billot, que je vous le raconte, est vachement perfectionné. Il paraît que son inventeur l’a fait breveter et qu’il va l’exposer l’an prochain au concours Lépine, c’est vous dire. Il est très large de diamètre et comporte deux petites anses de part et d’autre de sa tranche (c’est marrant pour un billot d’avoir une tranche, quand on y réfléchit). Ses anses sont munies de sangles en cuir auxquelles on attache les poignets du supplicié. De ce fait, le condamné est forcé d’étreindre le billot et d’avoir sa tête sur la partie plane. Astucieux, non ? Le bourreau peut prendre tout son temps pour assurer son coup de hachoir.
Les horribles gorilles royaux forcent le Gros à s’agenouiller. Il essaie bien de regimber, mais il se soumet devant la loi du nombre.
— Salut, San-A. ! me lance-t-il d’une voix aussi unie et calme que celle qu’il prend pour me dire bonsoir avant de rentrer chez lui. Fallait bien qu’on tombe sur un os, un jour ou l’autre. Moi je me gaffais pas que notre circuit s’achèverait de cette manière, mais comme disait mon cousin Mathieu : « Que ça soye pour une chaude-lance ou une première communion, y’a toujours un cierge qui coule, pas vrai ? » On se sera payé du bon temps sur cette terre, mec, et c’est ce donc à propos de cela qu’importe. Tchao ! Je t’en fais mettre une au frais en arrivant.
Et, là-dessus, le cher, le tendre, le bon, le brave (ô combien) Béru encercle le billot et y dépose sa bonne grosse bouille patinée par le beaujolais.
Mon regard est aveuglé par les larmes. Tout se brouille, les gars. Béru, le Mahousse, Bibendum, l’Affreux, va périr sous mes yeux effarés dans une poignée de secondes. Ma propre mort me paraîtra délectable après m’être farci un tel spectacle. Et tout est de ma faute. J’ai voulu épater le Vieux, jouer les Machiavel ! Faire du super-zèle alors qu’on ne me demandait rien ! Ah ! misère, si je pouvais me flanquer un dernier coup de pied occulte avant de disparaître. J’évoque, en un éclair, ma Félicie qui, en ce moment… Tiens, au fait, quelle heure est-il dans notre douce France ? Les fuseaux horaires tangotent dans mon esprit. J’arrive pas à situer m’man à la seconde présente.
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