— Superbe, admets-je.
— Li clou, poursuit notre aimable cicérone, ji crois qui c’est çui-là…
Il me montre un attention travaux très banal à première vue.
— Il vient d’une route di Corse, explique-t-il.
Soudain, il se pétrifie. Dans les profondeurs du palais, un chant vient d’éclater. Un hymne lent et emphatique, pompeux, caverneux, sirupeux, qui fait songer aux trente baignoires d’un hôtel de troisième ordre se vidant simultanément.
— Sa Majesté va apparaître, fait-il d’une voix recueillie (pour ne pas la laisser perdre).
Il se dresse et nous l’imitons. Il est tourné vers la porte du fond, à doubles battants dont chacun est illustré par une publicité des pneus Firestone. Des feux tricolores flanquent le chambranle. De rouges qu’ils étaient ils passent au vert. Deux esclaves qui seraient entièrement nus s’ils ne portaient l’un et l’autre un bracelet de cuir, ouvrent la porte en grand. Le chant se fait plus présent. Du fond d’une large galerie, nous voyons surgir un étrange cortège. Une vingtaine de gars habillés en pompistes avancent, à genoux, en psalmodiant le chant sacré de la Cour dont le titre est : « Prends ton fade, ô ma reine bien-aimée », et qui commence par ces célèbres paroles : « Si tu te la peignais en vert, on la prendrait pour un lézard ».
Derrière ce cortège de pompistes-choristes-pénitents, marche un groupe de jeunes filles vêtues de bleu, mais très légèrement puisque aussi bien elles ont la poitrine dénudée. Ce sont les vierges du palais, réservées depuis leur plus jeune âge aux notables. Et entièrement élevées à la farine Jacquemaire. Ensuite, une cohorte de guerriers dont le plus petit mesure au moins deux mètres coltine une espèce de litière voilée. Un vieillard chenu habillé de sa barbe blanche, marche à côté de la litière en portant le sceptre de Kelbobaba, pure merveille d’orfèvrerie puisqu’il représente précisément les trois orfèvres de la chanson, en train de célébrer la Saint-Éloi. Celui du bas glorifie la bonne, l’orfèvre intermédiaire s’occupe du chat, quant au troisième, espèce de glorieux Charlemagne qui domine la pyramide d’or et de rubis, il exhibe délibérément ses attributs et l’on peut lire, gravée en demi-cercle, la devise de la monarchie malotrusienne qui est, je vous le rappelle pour le cas où vous l’auriez oubliée : « Et ça c’est du Belge ? » [12] Le grand-père de Kelbobaba était Congolais.
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Béru, un instant médusé, se penche sur la margelle de mon oreille et laisse tomber :
— Tu parles d’une entrée, mon pote ! C’est une comtesse d’Émile et une nuit, c’te reine !
Les pompistes se relèvent et se taisent. Les vierges s’écartent. Les porteurs amènent la litière au milieu de la salle du trône et le vieillard-coltineur de sceptre annonce d’une voix perçante :
— Sa Gracieuse Majesté, la reine Kelbobaba ! Impératrice des mers du Sud ! Gardienne des récifs de corail ! Souveraine des îles Malotrus ! Amirale de la flotte ! Générale en chef désarmée ! Membre de la laque à demi française ! Commandeuse de l’ordre du Lézard ! Chevalière de la figue de barbarie !
Et tous les suivants, toutes les suivantes de hurler en un seul cri :
— C’est elle !
Un peu comme au palais des sports lorsqu’on présente les adversaires.
Notre mentor incline la tête. Nous l’imitons, va que nous ignorons tout du protocole malotrusien et que nous préférons aligner notre comportement sur le sien.
Le vieillard au sceptre crie alors :
— Gloire à notre reine bien-aimée !
Et tous reprennent :
— Gloire à notre reine bien-aimée !
Nous nous redressons tandis que les vierges écartent les voiles de la litière. Nous avons hâte de découvrir la polissonne souveraine, grande organisatrice de parties fines. J’espère Antinéa, Nefertiti, une espèce de Monna Lisa noire. Depuis le début de cette peu banale affaire, je l’ai complaisamment idéalisée, la potentate des îles Pacifique ! Je la veux Astrid basanée, je la souhaite belle, glorieuse, triomphante, encore jeune, altière, romantique, envoûtante et, pour tout dire : légendaire.
Vous l’avouerais-je ? Je ressens un petit pincement au palpitant. Les gonzesses parviennent toujours à me plonger dans un état de semi-transe. Y’a qu’elles qui, sincèrement, me fassent vibrer. Je les préfère à Beethoven, à Van Gogh, à Balzac. Elles ! Avec leurs lents regards, leurs énigmatiques sourires, leurs délicats parfums, leurs soupirs qui sont déjà comme des bruits d’amour.
Je regarde. Béru regarde. Nous conjuguons de conserve le verbe regarder. Nous y mettons nos quatre prunelles, nous nous déplaçons sur nos orbites, tout notre individu s’irise.
Je me coagule, me pétrifie, me solidifie, les gars. Ça se recroqueville dans mes intérieurs. Je sens que ma bouche s’entrouvre toute seule comme une huître au soleil.
Ce que je vois, sur la litière, c’est pas une reine, c’est une vache. Pire : une éléphante, une baleine, un amas, un incoercible monceau de graisse.
Elle doit peser dans les trois cents livres, la souveraine. Elle est monstrueusement flasque. Elle tremblote, elle frémit, elle s’étale, se répand. Elle est ignoble. Elle est abjecte. Elle n’a pas d’âge, pas de tour de taille, pas de formes. C’est un volume fruste, un déchargement en vrac. Qu’est-ce que je racontais ; trois cents livres ! Trois cents kilogrammes, oui ! D’ailleurs ça n’est plus pesable, un truc pareil ! Plus contrôlable ! Il ne sert plus à rien de le vérifier, de le cataloguer. C’est énorme, hideux, et ça existe, voilà ses dernières caractéristiques.
Imaginez une barrique de gélatine noirâtre… Ça porte une robe de velours vert. C’est une colline de bidoche avariée. Ça remue de l’intérieur, comme l’Etna. La plus honteuse des fermentations. Cette fermentation, c’est ce qui lui reste de vie. Le ventre ? Bougez pas, je vous le résume : le mont Ventoux ! Les seins ? Les monts d’Auvergne. Mais le pire, le summum de l’abomination, l’horreur totale, le délire cauchemaresque, c’est la physionomie de la reine. Grosse comme une lessiveuse, qu’elle est, sa bouille, à mémère. Maflue, bajouteuse, triple-mentonneuse, boursouflée, soufflée, pendante, flasque, lourde, des joues comme des petits sacs de farine. Un nez épaté, avec des narines tellement béantes que les otorhinos se fringuent en spéléologues pour lui mater les végétations, des lèvres épaisses, craquelées, violacées et que sa respiration laborieuse garde ouverte. Des dents écartées, semblables à des crocs, terrible grille qui protège une langue follement écœurante. Des yeux exorbités, dont le blanc est jaune, le jaune rouge et les paupières insuffisantes. Des cheveux décrêpés qui se plaquent comme des algues mouillées sur sa devanture. Ajoutez à ce tableau des petits bras en ailerons de pingouin, et vous obtiendrez l’être le plus terrible, le plus monstrueux qui se puisse engendrer. M’est avis qu’elle doit avoir un hippopotame dans son ascendance, Kelbobaba, c’est fatal. Un gorille aussi, sûrement. Et peut-être, à quelques générations de là, un cachalot. C’est le produit de l’accouplement de Jonas avec sa Baleine-H-L-M.
Elle nous dévisage de son regard taillé dans la masse.
Je me sollicite, me force. J’initiative :
— Je prie Votre Majesté de bien vouloir agréer l’hommage de mon plus profond respect, récité-je.
Et je file un discret coup de coude à Béru. Il était dans les vapes, le Baby Food [13] Food, en anglais, signifie cuisine.
. Mais il se reprend :
— Idem au cresson, Ma Majesté, bredouille l’Enflure (comme il semble fluet, le soi-disant Gros, comparé à la reine).
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