Donc, malgré qu’elles soient minuscules et difficilement discernables, les îles Malotrus existent et, après des heures de mangeaille et de somnolence dans l’appareil de la Swissair, nous finissons par nous poser sur l’aérodrome d’Obsénité-Atouva, la capitale de cet archipel convoité. L’aéroport fut construit par les Américains au cours de la (très provisoirement) dernière guerre mondiale. Il offre la particularité d’être posé au sommet d’une chaîne montagneuse, l’île de Merdabéru où se trouve Obsénité-Atouva ne comportant, en fait de plaine, que la place du parlement, laquelle mesure soixante-dix mètres de long sur cinquante-cinq de large, ce qui ne laisserait pas une marge de sécurité suffisante pour que s’y posent des Boeings.
Ouvrage d’art particulièrement hardi que cette aérogare juchée à quinze cents mètres d’altitude. Elle est faite de dalles en béton armé soutenues par de formidables poutrelles. Lorsqu’on débarque d’avion, on n’est pas arrivé pour autant à destination, puisque la fin de la descente s’effectue en téléférique. Du moins, cette piste constitue-t-elle un immense toit sous lequel bivouaque la population déshéritée de l’île. Celle-ci (la population) se compose principalement de bergers qui gardent des troupeaux de lézards de la race Hermès, laquelle, comme chacun le sait, est la plus recherchée.
Au moment où notre coucou amorce son atterrissage, nous avons beau mater par les hublots, à nous en faire dégouliner la rétine, nous n’apercevons que l’immense Pacifique moutonneux ; et nous nous demandons, avec une certaine inquiétude, si cet atterrissage ne risque pas de devenir, en fait, un amerrissage. Et puis non : au dernier moment, la piste jaillit au-dessus du flot berceur. Oriflammes et biroutes claquent dans le vent marin. La case de contrôle et son radadar étincellent au soleil. Tandis qu’on peut lire, en gigantesques caractères fluorescents peints sur la piste Pasikonksa, qui est le nom de l’aéroport.
Le Boeing se pose impeccablement. À cet instant, la voix du commandant de bord annonce en anglais :
— Sir Harry Dezange est invité à sortir le premier de l’appareil.
Je déboucle ma ceinture. Vous me verriez, strict dans une veste noire et un pantalon rayé, un œillet ronge à la boutonnière, les favoris grisonnants biscotte le talc dont je les ai saupoudrés, la cravetouze gris perle, le chapeau melon bien posé sur le dôme, vous vous diriez, mes très chéries, que votre San-A. se rend à un bal costumé, tant il est pas croyable !
La ravissante hôtesse, tout sourire, s’approche.
— Je crois que vous êtes attendu, sir, me dit-elle pendant que le steward déverrouille la porte des premières.
Une chaleur frémissante se rue dans l’appareil. Des gars café au lait, vêtus d’un short blanc et d’un képi portant le nom de l’aéroport roulent l’escalier jusqu’à nous. Derrière eux, une musique militaire se met en formation. M’est avis qu’il s’agit des musicos de la garde royale. Leur tenue est impeccable : pagne rouge à bandes blanche et or, chaussures de tennis, gants blancs, casquette blanche sommée d’une lyre. Leurs épaulettes sont peintes à même leurs épaules nues. Ils ne jouent que de deux instruments : tam-tam et cornet à piston, mais faut entendre comme !
Sitôt que j’apparais, le gros Béru sur mes talons, un hymne éclate, fracassant, concassant, qui domine les ultimes grondements des réacteurs. En tendant l’oreille, en me concentrant, en mobilisant à bloc mes trompes d’Eustache, je finis par identifier l’air des « Oignons » si cher au regretté Sidney Bechet. Un personnage que je n’avais point encore aperçu se détache du groupe et s’avance vers la passerelle. Il a des souliers vernis, un short noir, un habit noir, un nœud de cravate blanc, à pois rouges noué à même son cou (car il ne porte pas de chemise) et un chapeau haut-de-forme.
Je descends l’escalier. L’homme se dégibuse, je me démelonne. Il est gras, suifeux, et avec ce qu’il s’est collé sur les tifs pour les aplatir, on pourrait ravaler toute la partie ouest de l’hôtel de ville de Pantruche. Il s’adresse à moi en français, non pour que vous compreniez mieux ses paroles, mais parce que dans l’archipel des Malotrus, le français est la langue officielle.
— Au nom di Sa Majesté li Reine Kelbobaba, ji m’y fais grand honneur d’accueillir missager d’une autre grande souveraine. Sois li bien vinu aux Malotrus, sir Dezange.
Nous nous serrons énergiquement la paluche et je m’écarte légèrement afin de présenter Béru. Mais ce dernier devance mes civilités.
— William, la tête de camp du triste sir que tu vois là, mon pote. La santé est bonne ? Les affaires marchent ? Les mouflets travaillent bien à l’école ?
— Tout va très bien ! assure le royal messager, ravi de tant de sollicitude.
Ses musiciens prennent cette réponse pour un ordre et se mettent à jouer, « Tout va très bien, madame la marquise », car l’on est un tantinet en retard sur les « tubes » à Obsénité-Atouva. L’homme au gibus me saisit le bras.
— Si ti veux, ti passes li garde en revue ? me propose-t-il.
Et de m’entraîner vers une compagnie du Royal-Meddok, la garde d’apparat du palais. Nous marchons devant le front des troupes. Un peu baraqués, les archers de la reine ! Le plus petit mesure au moins deux mètres. Ils sont sobrement habillés de guêtres blanches, d’un cache-sexe en peau de lézard et d’un bicorne d’académicien français. Faut les admirer, dans un garde-à-vous impeccable, la lance au côté, le menton pointé, la peau luisante comme un vieux meuble bien ciré.
Béru pince l’oreille du dernier, en un geste hautement napoléonien :
— C’est bien, mec, approuve-t-il, c’est très bien, tu feras mes compliments à tes copains, sauf à çui qui tenait sa lance à droite.
Il tend un billet de cinq francs au militaire :
— Vu qu’il fait chaud, vous irez écluser un gorgeon à la santé de la couine d’Angleterre.
Le soldat n’empoche pas le talbin puisqu’il n’a pas de poche, mais il le fourre dans son cache-sexe d’un geste preste.
— Ah ben dis donc, je comprends pourquoi qu’on appelle ça des bourses, ricane Béru en pressant le pas pour nous rattraper.
C’est maintenant la case d’honneur de l’aéroport. Il est décoré des drapeaux anglais et malotrusien. Ce dernier, comme vous ne l’ignorez pas, représente un lézard vert sur fond jaune, avec, écrit en arc de cercle cette fière devise : « Si tu voulais chatouiller mon lézard, t’aurais affaire à moi ».
Nous nous inclinons devant les pavillons de nos deux pays. Un disque joue le « God save the queen ». L’instant est solennel. Après l’hymne britannique, le messager de la reine se penche vers moi.
— Excuse-moi, dit-il, mais aux Malotrus, on n’a pas d’hymne national.
Il me présente quelques hauts dignitaires vêtus de la même façon que lui, ensuite de quoi il fait un geste et une équipe de gus pousse vers nous une caméra de télévision.
Un opérateur est cramponné au lourd appareil. Il fait un geste de la main. Alors le messager me saisit par le cou et m’embrasse à pleine bouche. Il se tourne vers l’objectif, cligne de l’œil, fait un salut vaguement romain, rigole, lui adresse un pied de nez et se suspend à mon bras dans une posture très fin de noce.
— J’ignorais que vous eussiez la télévision, dis-je en me dégageant.
— On l’a pas encore, mais on a déjà une caméra, répond le protocolaire personnage. Alors on enregistre pour quand c’est qu’on l’aura.
Il me file un coup de coude dans l’estomac, pointe sa langue entre ses joues gonflées et émet un bruit que ne désavouerait pas un cheval trop nourri d’avoine.
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