— Faut excuser mon mari, monsieur le commissaire, pleurniche Mathilde. Depuis son infarctus, la mort de sa mère et tout, il est devenu tatillon. C’est comme qui dirait un jeune vieillard.
— Bien sûr, murmuré-je sinistrement. C’est l’évidence même.
Elle essuie une giclée de larmes.
— Je suis navrée qu’on vous refuse ce service, hoquète-t-elle.
— Et moi plus encore que vous me le refusiez !
Je la laisse évacuer sa honte en fumant une cigarette. Les momifiés de la contrebasse commencent à s’agiter dans leurs étuis. Je perçois des grattements, des geignements. Un vrai concert… de lamentations.
Le Gros tardant, je file deux petits coups de klaxon impatientés. Qu’est-ce qu’il branle, Béru ?
Tout à coup, les rosiers qui se dressent en bordure de l’allée s’escamotent et tombent. Le Gros apparaît, une faux dans les mains, il vient de tracer une étrange voie à travers la roseraie de Gaston. Derrière lui, Burny trépigne. Comme il est bath, Béru, dans ce geste de faucheur, aussi auguste que celui du semeur. Un peu rouge, en sueur, le bitos rejeté en arrière, les manches de la chemise retroussées. Il s’arrête au bout de l’andain et prend appui sur le manche de la faux.
Mort de rage et de chagrin, Gaston lui saute sur le poil, le houspille en glapissant des « Misérable ! Je vais appeler la police ».
Lors, Béru rejette sa faux, s’essuie le front et déclare :
— Ça, mon pote, c’est la première sanction.
Après quoi, il désigne sa montre à bracelet métallique.
— Tu vois c’te tocante, hein, fesse de rat ? C’est une Difor, donc elle est costaude. Eh bien ! je te diforme ma Difor sur le museau si tu t’obstines à jouer les ingrats. Et c’est pas tout, mon mec. J’ai plein de copains qui demandent qu’à me faire plaisir. Je leur tutoie ton pedigree dans le tuyau de l’oreille, et, aussi vrai que c’est plein de glace au pôle Nord, tu ne passeras jamais plus une nuit de repos, Gaston. Quand on veut foutre la m… dans la vie d’un gars, il a beau s’entortiller de flics et se barricader dans son réfrigérateur, ça n’empêche rien, souviens-en toi !
Il file encore un petit coup de faux polisson dans une somptueuse touffe de polygonus graducus veinés.
— Qu’est-ce tu décides ? fait Béru en se crachant dans les mains.
— Bon, d’accord, je garderai vos types, mais je vous préviens, si jamais ça se gâte, je dis qu’on me les a confiés !
— Ça se gâtera pas, Gaston, promet le Gros.
Burny est merveilleusement outillé pour héberger deux kidnappés. Juste à l’arrière de la fermette, il y a un cuveau avec encore son pressoir. C’est dans ce presse-raisin désaffecté que nous allongeons nos patients.
— Maintenant, gentlemen, leur dis-je, vous allez vous tenir tranquille pendant quelque temps. Lorsque nous aurons mené à bien notre mission, vous serez délivrés.
Ces Anglais, ils sont ce qu’ils sont — et principalement anglais — mais faut reconnaître que, question self-contrôle, ils ne craignent personne. Saucissonnés sur la froide pierre d’un pressoir, ils conservent un flegme édifiant. Sir Dezange serait dans son club, à London, qu’il n’arborerait pas une nonchalance plus badine.
— Well, fait-il, quelque chose me dit que nous nous retrouverons un jour prochain, mon cher.
— Ce sera toujours avec le plus grand plaisir, sir. Profitez de ces quelques jours de claustration pour vous relaxer. Dans l’univers trépidant où nous nous mouvons, il est nécessaire de dételer par moments.
Là-dessus, nous allons déguster le repas préparé par dame Burny. Un qui n’y fait guère honneur, c’est son époux. Une bouille pour Toussaint pluvieuse, il arbore. Il pense à ses rosiers fauchés, aux menaces planant sur son cœur fragile.
Avant de partir, Béru le biche par les revers et lui lance, le nez contre le nez, les yeux dans les yeux :
— J’oubliais, pépère, une précision importante : veille bien à ce qu’on retrouve ces messieurs à notre retour, hein ?
— Et si vous ne reveniez pas ? objecte le malheureux rentier.
— En ce cas, pouffe le Gros, dans un an et un jour, ils seraient à toi ! La loi, c’est la loi, mon pote !
*
Les bagages de sir Harry Dezange et de son secrétaire se trouvent à la consigne de l’aéroport, suivant mes indications. J’ai dans la poche les papiers du sir et ses titres de transport. Vous pouvez pas savoir comme ma photo fait mieux que la sienne sur son passeport. Et la manière dont je l’ai rajeuni de vingt ans, le cher Harry, en changeant un seul chiffre à sa date de naissance.
Le haut-parleur annonce le prochain départ de notre vol. Je me dis que tout baigne dans l’huile. À cet instant, une nuée de ravissantes filles se précipitent sur nous. Elles cernent le Gros et lui font un tas de mamours en s’exclamant dans des langues différentes.
— Qu’est-ce que c’est, Gros ? m’inquiété-je, bien que je devine la réponse.
— Les gonzesses d’hier, répond Son Excellence. Sacré tonnerre de nom de foutre, elles font donc partie du voyage !
Je questionne l’une des jeunes filles, une belle Anglaise blonde à rêver, avec des yeux verts comme le printemps.
— C’est confirmé, ces demoiselles s’embarquent bel et bien avec nous pour les îles Malotrus.
Béru semble leur avoir fait une grosse impression, hier. Une chose les turlupine : elles aimeraient savoir pourquoi il n’est plus nègre. Je leur explique qu’il sortait d’un dîner de têtes et ça les satisfait. Les souris, plus elles sont belles, moins elles cherchent à comprendre.
Là-dessus, je vous annonce que la première partie de cette œuvre est terminée. Relisez-la à tête reposée pendant que je vous ponds la seconde.
À tout à l’heure !
EFFECTIVEMENT : FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
Résumé de la première partie
Après les péripéties que vous venez de ne pas lire, San-A. et Bérurier s’envolent pour l’archipel des Malotrus en se faisant passer pour des plénipotentiaires britanniques. Leur but ? Mettre tout en œuvre pour que la reine Kelbobaba cède à la France, plutôt qu’à la Grande-Bretagne, l’île de Tanfédonpa où notre gouvernement souhaiterait poursuivre ces fameux essais atomiques qui forcent l’admiration de certaines peuplades primitives et des députés de la majorité.
Un grand voyage, ça n’existe plus. Le monde devient de plus en plus minuscule pour nous autres, les « usagés de la ligne de vie ». On bat les fuseaux horaires sur leur propre terrain, si je puis dire. Des fois on arrive avant d’être parti, selon la direction adoptée.
Ainsi, les îles Malotrus, quand vous les cherchez sur une mappemonde ou un planisphère, pauvres têtes d’épingles noyées dans des bleus pacifistes, elles vous paraissent fabuleusement inaccessibles ; éloignées de tout à en dégoûter tous les nouveaux Vasco de Gama, les Christophe Colomb, les Magellan et consort, tous les frémissants de l’évasion, tous les navigateurs à voile, à poil et à vapeur. On se dit : Bombard lui-même renoncerait. Ces minuscules chiures de mouche perdues dans le c… de la planète, faut viser droit pour les atteindre. Une erreur d’un centième de degré quand vous faites le point, et vous tous retrouvez au pôle Sud ou en Australie, chez ces marsupiaux qui ont tant fait pour le slip masculin. Je vous citais Bombard, en v’là un qui s’est fait péter la bagouze pour la peau. L’exploit du second demi-siècle, à mon avis, il l’a accompli. Après ça, il méritait une pension à vie, Alain, je proclame. On en verse bien à d’anciens parlementaires délabrés qui n’ont fait que s’emplir les fouilles quand ils étaient en exercice. Moi, Bombard, je le salue respectueusement. Il peut buter son crémier, montrer sa zézette aux petites filles du catéchisme ou bien vendre la Tour Eiffel à des ferrailleurs que ça ne changerait rien, je lui garderais pareillement la même admiration indélébile. Son exploit appartient à l’homme ; comme celui de Lindbergh, c’est un beau cadeau ; merci, Alain, et mort aux cons qui confondent le courage avec la publicité, la littérature avec l’Académie Française, le génie avec la folie…
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