En allant au buffet, je me trouve nez à nez avec un homme en gandoura blanche et fez que je suis certain de connaître. Où l’ai-je-t-il vu, y a pas longtemps ?
Et ça m’éclate in the caberlot, comme disent les Anglais, ces cons, que s’ils font trop les mariolles, le président m’a promis de renoncer au tunnel et de reculer la Grande-Bretagne de cinquante kilomètres du continent.
L’homme que je te cause n’est autre que Karim Harien, né natif de San’A, le domestique de Kazaldi qui m’a reçu à Pantruche.
Il sourit en m’apercevant et m’adresse un signe de tête déférent. Puis gagne la table où se tient son « maître » et lui tend quelque chose. Ils échangent des mots, me regardent. Voilà, j’ai tout pigé. Tout ! Pour une raison « X », Kazaldi a tiqué sur ma personne. Un détail (le nom de Saint-Antoine, sous lequel m’a présenté mon pote, peut-être ?) l’a induit à vouloir s’assurer de ma personnalité. Il a demandé à la maîtresse de Noubly, qui est également celle de maison, la permission de téléphoner chez lui pour se faire apporter ses lunettes, ou son bandage herniaire, ou un médicament. Il a alors prié son esclave, arrivé de Paris, de rabattre au trot jusqu’ici. Et voilà ! Brûlé, l’Antonio ! C’est dur à gober mais ce sont les impedimenta du métier ! Le grain de sable cher aux auteurs de polars.
Beau joueur, je souris à Kazaldi, vais chercher mon toast de caviar, ma coupe de rouille. Puis, tranquillos, je choisis une table à l’écart pour en finir ma joie de vivre. Sur le plan voluptas, ç’aura au moins été une soirée positive.
Tandis que je mords dans les grains gluants, je vois repartir l’homme natif de San’A ; et revenir Graziella, plus pimpante que jamais. Jean qui me passe à promiscuité, me chuchote en la désignant du menton :
— La voici de nouveau en piste. Il lui en faut au moins trois par soirée !
— Elle est vorace, fais-je. Ça ne se soigne pas, ce genre de maladie ?
Il se marre.
— Sa vieille l’a emmenée chez le plus grand neurologue de New York…
— Et alors ?
— Elle l’a sucé jusqu’à la moelle !
Il s’éloigne en pouffant.
L’obscurité s’étale sur ma table. Panne de lumière ? Non, c’est M. Kazaldi qui vient s’asseoir en face de moi.
Il me contemple aimablement. Ses bajoues floconnent par-dessus le col de sa limouille de smok. Je soutiens ses châsses et ne tarde pas à leur reconnaître un certain pouvoir hypnotique. Curieux homme. Réfléchi et intense, avec d’étranges vibrations intérieures et un je ne sais quoi de vaguement pathétique qui provient probablement de son obésité. Faut être cinglé ou gravement malade pour s’abandonner ainsi à la graisse. Y a du fading dans son métabolisme, Prosper !
— Vous avez l’air d’aimer le caviar ? attaque-t-il de sa voix onctueuse.
— Moins que vous qui le mangez à la louche et sur pommes de terre, je revirgule.
— Vous connaissez mes petits caprices ?
— Et je devine les grands, monsieur Kazaldi.
Doubles sourires de cinéma. Tu sais, au saloon, le cove-bois et le forban, face à face, qui échangent des propos badins, la main à dix centimètres du Colt ? Eh bien, ça ! En plus tendu. Poil au bras !
— Je suppose que vous êtes ici pour moi ? il s’enhardit.
— Vous venez de gagner cent dirhams, plaisanté-je. Vous continuez ?
Il fait la moue.
— Je n’aime pas le jeu. C’est rare pour un Levantin, n’est-ce pas, commissaire ?
— Ou alors vous jouez carrément très gros ?
— Même pas.
Il réfléchit et laisse tomber rêveusement :
— Vous savez que nous sommes au Maroc ?
— Oui, pourquoi ?
— Parce que, ici, un policier français est un touriste comme un autre.
— Il ne manquerait plus qu’il en soit autrement !
— Il peut contempler ma maison, la survoler au besoin en hélicoptère, mais… c’est tout !
— C’est déjà beaucoup, monsieur Kazaldi.
— Peut-être… Mais c’est tout !
Son ton s’est durci, son regard est devenu livide comme l’éclat d’un sabre dans la lumière.
Machinalement, j’achève de grignoter mon toast.
— Puisque vous n’êtes pas joueur, nous pourrions mettre les cartes sur la table ? suggéré-je.
— C’est-à-dire ?
— Au Maroc comme ailleurs, un rapt est un crime monstrueux et punissable.
Il sourit.
— Vous connaissez la définition du mot « rapt », je suppose ? Dans vos fonctions c’est obligatoire et de plus vous devez être un garçon cultivé.
— Je la connais.
— Ça vous ennuierait de l’énoncer ?
Je récite :
— Un rapt est un enlèvement par violence.
Kazaldi se lève et défroisse sa veste.
— Exactement. Ne perdez jamais ça de vue, commissaire.
Il regarde sa montre en brillants.
— Je crois que je peux me permettre de me retirer ; mon temps de présence ici est suffisant. Au plaisir de vous revoir, commissaire San-Antonio.
Le paquebot tangue dans la houle des invités. Je vois Kazaldi s’approcher de la maîtresse de Machin. Baisemain.
Graziella est en converse avec un costaud dont les biscoteaux font craquer le smoking aux entournures. Ça carbure bien. Dans moins de jouge elle l’aura en bouche, le Tarzan mondain.
Je vide ma coupe et me lève. La vie est coinçante par moments, un peu couleur de bile dégueulée si tu vois ce que je veux dire ?
En passant près de Graziella, je marque un temps d’arrêt.
— A bientôt, merveilleuse hôtesse. Soyez gentille : lorsque vous aurez fini de vider les bourses de ce grand veau, dites à M mevotre mère combien j’ai passé une soirée mémorable !
Et de la route !
Plus de Kazaldi aux environs.
Je me rapatrie dans mon os de louage et fonce jusqu’à son domicile, espérant y parvenir à temps pour annuler l’opération prévue. Mais le Gros Sac a roulé fort et quand je me pointe, mon commando d’élite est déjà à pied d’œuvre.
Bois un coup, je te raconte.
Ça s’est déroulé de la façon ci-jointe. Au moment où la grosse BMW de Kazaldi a débouché de l’avenue, une voiture drivée par Slim, notre pilote d’avion-hélico-bolides-en-tout-genre, l’a emplâtrée superbe par l’avant. Béru et Alain Lambert qui se tenaient prêts à l’intérieur d’une autre tire en stationnement, ont jailli et se sont précipités à l’arrière de la BMW.
Sa Majesté appuie le canon d’un bidule de 9 mm sur l’énorme nuque du pashaderme au moment où je me pointe à mon tour, avec quelques effractions de seconde de retard.
Moi, c’est sur le siège avant, à la place passager, que je me pose.
L’instant qui suit est beau comme le Requiem de Mozart. C’est d’une félicité rare. Y a presque du recueillement dans l’habitacle de la grosse chignole.
Sur l’avenue déserte, Slim manœuvre pour ranger sa propre guinde froissée devant celle qu’il vient de télescoper, la bloquant de son pare-chocs arrière. Ensuite il descend, superbe dans son blouson de cuir noir, et allume une cigarette, comme dans la pub du cinoche, quand les cow-boys de Marlboro en grillent une dès qu’ils viennent d’entraver le bourrin sauvage qui galopait dans les montagnes Rocheuses embrasées par le couchant.
Il s’assied sur le capot, devant Kazaldi, bien montrer à ce tas de lard rance qu’il est neutralisé urbi et orbi.
Kazaldi, après un instant de panique, s’est rasséréné en m’apercevant.
— Tout ça pour en arriver à quoi, commissaire ? demande-t-il.
Certes, après notre converse chez les dames pineuses, ce coup de main tombe à plat, mais le bougre m’ayant pris de vitesse, je n’ai pas eu l’opportunité de le décommander.
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