Mais le soporifique manuel, c’est bibi qui l’administre, tout comme l’autre, car le Mammouth ne sent pas sa force (bien qu’elle pue comme le reste de sa personne) et il serait capable de lui provoquer une décollation, Alice.
Je me fabrique un joli poing en acier trempé, voire même en iridium (masse atomique 192,22, pour tout te dire). Je l’approche du menton d’Alice, puis l’en recule, comme le rugbyman s’écarte du ballon avant de le frapper.
Pan !
Très sec. Pas méchant, mais dur. Je vois chavirer son regard. Je la retiens de ma main libre. Slim s’est précipité pour la cueillir dans ses bras vigoureux.
— Allez, on se casse ! dis-je.
Lambert tend la main à Béru.
— Prêtez-moi votre arme, je veux tuer cet homme !
Le Gravos m’interroge du regard.
— Non, Alain ! fais-je fermement, la vengeance ce sera pour plus tard, et autrement. Venez !
Slim va déposer la petite à l’arrière de leur tire, Lambert se met près d’elle. Ensuite, notre pilote hors ligne s’installe au volant.
— Programme ? il demande.
— L’aéroport, décollage immédiat ! Alain, tu n’as pas oublié le passeport d’Alice avant de partir, comme je te l’avais demandé ?
— Je l’ai.
— Parfait, il ne faut pas perdre un instant.
Un cri forcené éclate dans la nuit tiède. Je me retourne. Bérurier se tient près de son auto de louage. Il émet une seconde clameur, encore plus stridente, plus terrifique que la première. C’est le contre-ut de la Callas enrobé de la plainte de l’auroch avec, sous-jacent, l’appel du diplodocus en rut. Il se tourne vers moi. Saisissant ! Il vient de perdre ses couleurs et cinquante kilos d’un coup.
— Apollon-Jules ! il me lance. On m’a volé Apollon-Jules !
J’incrédulise :
— Tu es sûr ?
— Comme il bieurlait sauvage à l’hôtel, j’l’avais pris av’c nous et y l’avait fini par s’endormir su’la blanquette arrière. Y n’y est plus ! On m’la kidnappingé !
Sa voix du sang lance dans le ciel de velours de la nuit marocaine :
— J’les but’rai tous !
Moi, ça phosphore à des fréquences d’ordinateur géant sous ma coiffe.
— Y a un problo dis-je à Slim et Lambert. Rentrez d’urgence à Paris, collez la petite dans une clinique surchoix et attendez de mes nouvelles.
Slim fait la moue.
— C’est pas la joie de vous larguer dans une pareille béchamel, les gars ! déplore-t-il.
Non. Et c’est pas la joie d’y rester. Mais quoi, hein ? quoi ? Leur tire cabossée s’éloigne. Je suis du regard ses feux rouges dans l’avenue déserte.
T’avoueras, Eloi, que le sort est sinistrement cocasse. On récupère Alice de haute lutte, et pendant ce temps, des mecs s’emparent du chiare d’Alexandre-Benoît ! Mais on est donc maudits, merde !
Faut dire que, comme papa gâteau, on fait mieux que le Mastar. Quand il n’assomme pas son bébé à coup de gnole, il l’abandonne à l’arrière d’une bagnole pendant qu’il part en croisade contre les infidèles !
Je réfléchis, prendre les mesures du drame. Tandis qu’on guerroyait chez Kazaldi, le mouflet se sera réveillé et se sera mis à brailler. Des passants l’auront pris, l’estimant abandonné. Si ça se trouve, il est en train de se faire du lard dans une crèche des alentours, Apollon-Jules.
Mais Béru fonce sur la maison que nous venons de quitter et martyrise la lourde du poing et des pieds.
— Ouvrez ! Ouvrez immédiatement tout d’sute ou j’fous l’feu à vot’masure.
Comme le disait cette célèbre romancière dont j’ai oublié le nom, l’œuvre, et jusqu’à son numéro de téléphone : « Seul le silence lui répond ». Ils se sont barricadés méchamment là-dedans. Pas la peine de vouloir les intimider, ni essayer de se faire passer pour des colporteurs vendant de la poudre à chasser les éléphants roses de leur jardin.
— Arrête, Béru. Qui te dit que ce sont eux les auteurs de l’enlèvement ?
— Eh, dis, y z’ont déjà prouvé ce dont quoi y sont capab’ !
— Réfléchis : Kazaldi était évanoui, il n’a pu donner un ordre dans ce sens. Et on faisait leur fête à ses sbires ! Et puis comment auraient-ils pu savoir que tu trimbalais ton chiare avec toi ?
Il branle son pauvre chef accablé.
— Y sont tout un trèp’ dans c’te cambuse, Sana, suppose qu’en aurait un qui s’rait sorti pendant qu’on f’sait l’ménage chez ce porque ? Mon môme chiale, il l’avise et entrevoit l’aubaine… Non, non, faut qu’j’susse.
Il marche délibérément à la lourde et défouraille dans la serrure à trois reprises.
Ce qui réussit toujours à Bérurier, c’est sa certitude heureuse. Ses pires audaces, ses coups de tête les plus risqués se trouvent comme justifiés par sa parfaite sérénité. L’homme armé d’un mobile auquel il croit est invulnérable parce qu’il a son droit pour lui. Avoir « son droit » est beaucoup mieux que d’avoir celui des autres, crois-moi.
D’un grand coup de saton, il achève de déponner et nous rentrons dans la demeure de Kazaldi. En trombe, en force, revolver au poing pour ne pas changer. On est montés sur boucle, décidément ! Les occupants du petit palais doivent se dire qu’ils ont déjà vu le film, et que bon, ça va bien, si on leur passait un Mickey, maintenant, pour changer ?
Le Gros écume. Il est grandiose dans sa fureur de père blessé. C’est un typhon qui balaie la vaste maison. Il pousse de rares clamances d’animal préhistorique. Il débarque du tertiaire, le Mastar ! Droite ligne ! Il cogne tout le monde, au hasard, au jugé, soucieux d’oublier personne. Son môme ! Qu’on lui rende son môme ! Y croivent quoi, ces fumiers ? Ah ! non, pas à lui ! Le régime pigeon, c’est pas son blaud, le Dodu. Qu’on ravisse les chiares des autres, c’est de bonne guerre, mais pas LE sien, à lui, frais sorti de ses énormes couilles ! Il insurge ! Le monde n’est pas assez grand pour qu’on lui joue un tour pareil en espérant s’en sortir vivant. Notre galaxie aussi est trop étroite. Y a pas de refuge envisageable pour le mec qui lui a fait ce galoup.
Il coince les uns, les autres, leur fait éclater le pif, cracher des dents. Leur poche les lampions, leur décolle les étiquettes. Leur perce le burnous tellement qu’il leur plante fort le canon de son arme dans le bidon.
Ça dure une plombe complète, le sac de la maison Kazaldi. Qu’ensuite y a plus personne de valide, plus un meuble entier, plus un tapis qui ne soit percé, plus une tapisserie qui ne soit persane et en lambeaux, plus un mur blanc qui reste immaculé. Y a du sang, des cheveux, des ratiches un peu partout. Mais ce carnage atroce ne solutionne pas le cruel problème : Apollon-Jules demeure introuvable. Personne n’est au courant de son existence.
Epuisé, Sa Majesté s’abat tout à coup sur une pile de coussins et se met à hurler de malheur.
Je lui tapote le dos.
— Allons, viens, Alexandre-Benoît, nous devons le chercher ailleurs.
Il se redresse, les yeux bouffis, la morve longue de quarante centimètres et la bave de cinquante.
— Hein, quoi-ce ?
— Tu vois bien que ceux d’ici n’ont pas pris ton môme, gars. On va aviser, voir autre part…
— Si qu’on préviendrait la police d’ici ?
Curieux comme, tout soudain, il est devenu simple quidam dans l’infortune, le géant de la dérouille, comme il se fait humble citoyen placé sous la protection des autorités compétentes.
Le hic, si nous allons porter plainte chez nos confrères, c’est qu’il va falloir leur dire où se trouvait l’auto où se trouvait le bébé et où nous nous trouvions nous-mêmes pendant qu’on l’enlevait. Ils vont venir enquêter ici et, dès lors, apprenant nos exploits, renverseront la situasse et nous embastilleront. Surtout que je lui pressens le bras long, Kazaldi. Il est fort probable qu’il rameutera la garde après s’être réveillé et avoir découvert sa demeure saccagée. Ça nous pend au pif comme la morve du Ventru.
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