Il se déplace à tâtons dans la place investie. Un couloir, un living trempant dans l’obscurité, un nouveau couloir desservant des chambres avec, tout au fond, une barre lumineuse soulignant une porte. Bérurier pose ses godasses et une étrange odeur envahit les lieux. Cela sent la bergerie au moment de la tonte, le champ d’épandage, le vieux plateau de fromages à bout de course…
Il va à la porte, se baisse pour amener l’un de ses lotos au trou de serrure. Il découvre une chambre de jeune fille aux murs peints en trompe-l’œil. Argument : Robinson Crusoé, l’île tropicale, Vendredi en « Y a bon Banania », un perroquet et ce con de Robinson vêtu de fourrures (sous les tropiques, je te dis que ça !). Un lit à colonnettes d’acajou. Sur la couche aux draps fanfreluchés : Veronica, appuyée contre une pile d’oreillers ensanglantés. Elle semble épuisée, à bout de résistance. Elle a la tête sur le côté. Un combiné téléphonique gît près d’elle. Elle a dû s’évanouir au cours d’une communication.
Béru va pour se précipiter, mais, pile, un ronflement de bagnole se fait entendre et une tire stoppe devant la maison, dans un crissement de freins et une giclée de graviers. Alors, Mister Babar se ravise, réprime son élan après avoir récupéré ses tartines et pénètre dans la chambre voisine, laquelle est obscure. Il attend.
Des pas pressés radinent dans le couloir. La porte de Veronica claque. Un organe d’homme lance, rudement :
— Veronica !
Des gifles pleuvent ! Alexandre-Benoît n’en croit pas ses manches à air. Se peut-il qu’on frappe cet être exténué, blessé, peut-être agonisant ? Il sort.
La porte étant restée ouverte, il distingue un gros homme, de dos ; c’est lui qui vient de bigorner la blessée, qui l’invective ! Dans sa colère, il jacte tellement vite que Béru n’a pas la possibilité de capter le moindre mot.
La môme a maintenant les yeux ouverts. Elle balbutie des phrases peu audibles, sur un ton d’excuse. Le vilain lève derechef la main sur elle et va cogner encore. Mais une main d’airain chope son poignet. Il n’a pas entendu survenir. Il en est pétrifié. N’a pas le temps de piger. Il dérouille un coup de boule taurin dans les naseaux. Quelques ratiches, vraies ou fausses (bilan à établir plus tard) dégoulinent de sa bouche. C’est à lui de tourner de l’œil. Alexandrovitch-Bénito est parti pour la gloire. Après le coup de tronche, c’est un crochet du droit à la mâchoire. Voyez pommes mousseline et laitages ! Ça craque. Le Mammouth n’en a pas encore terminé avec le molesteur de son égérie. Il y va d’une phénoménale remontée de genou dans les coquilles sans « q ». Le gonzier est forfait. Il s’écroule. Pour parachever son œuvre dévastatrice, Bidular lui fane le cervelet d’une talonnade.
Black-out complet pour le bonhomme : un type grisonnant, aux tifs drus et rêches, au visage d’aventurier tailladé de rides et cuit par le soleil.
— Ma biche ! roucoule l’Enflure en déposant son pantalon fendu sur le lit, près de la gisante, ma bichette jolie, mon atout cœur, ma levrette, j’t’aye retrouvée. C’est l’amour. J’t’vas sauver, ma pouliche sauvage. Tu souffres-t-il beaucoup ?
Elle dénègue.
— Mais t’es à bout d’forces, ma jolie génisse, ma gorette, ma colombe blanche !
Il baisote ses mains inertes sur le drap.
— Et ce sale-sagouin-de-salaud-de-merde-enculé-de-sa-sœur, reprend-il, c’est qui est-ce ?
Elle exhale dans un souffle :
— Mon père !
Il réagit moche :
— Tu as un père qui te bastonne quand t’es blessée, técolle ?
Elle opine.
— Caisse y y prend, ce fumier, d’comporter si indign’ment avec toi, mon trognon ?
Elle soupire :
— Je ne suis pas certaine qu’il soit véritablement mon père. Ma mère est morte peu après ma naissance et j’ai appris par la suite qu’elle avait eu un grand amour…
— Mais c’est la Veillée des Chaudières, qu’tu m’ bonnis, ma poule d’eau ! Et pourquoice y t’ cognait, à l’instant ?
— Parce que l’opération del Panar a échoué et qu’il va y avoir du grabuge.
Le Mammouth bat de ses longs cils gracieusement noués par des boulettes de rillettes.
— Il était z’au courant ?
— C’est lui qui organise tous nos sales coups, en douce. Je passe pour diriger notre organisation, mais je ne suis que la femme de paille de mon père !
— Pas possible !
— Si. Ses affaires, depuis quelques années, sont vacillantes, alors il a trouvé cette manière de gagner de l’argent à bon compte, en me laissant porter le chapeau. Quand il y a un coup fourré, il joue les malheureux pères désespérés et use de ses relations pour arranger les choses.
— La carne ! Et tes potes en savaient rien ?
— Non. Ils me croyaient l’organisatrice de ces arnaques. En fait c’est lui (elle montre le mec inanimé) qui tirait les ficelles.
Le Gravos réagit :
— Maint’nant, ma libellule, faut qu’on va t’ sogner. J’t’vas faire driver dans un hosto…
— Oh ! non ! par pitié. Je vais être arrêtée et emprisonnée, après ce qui vient de se passer !
Le Gros gamberge un peu sous son chapeau. Il sait qu’elle dit vrai. Le massacre du Tigre va faire un chabanais de tous les diables.
— Montre un peu ta blessure ?
Il lui décarpille le haut, avec douceur. On voit très bien le trajet de la balle. Elle a pénétré au-dessus du sein gauche, traversé l’omoplate et elle est ressortie dans le dos. Une opération est fatalement nécessaire. Sans avoir de notions chirurgicales, Sa Majesté en est conscient. Alors ?
— C’t’ crèche appartient à ton vieux ?
— Oui.
— Et l’aut’, celle qu’on a vécu ce circus ?
— Ma bande la louait.
Il sort un faf de ses profondeurs marsupiales, le Mastoche. Un faf froissé qui tenait compagnie à un quignon de saucisse, à un couteau Opinel, à de la monnaie « argentière », à un dé à jouer, à deux épingles de nourrice, à un stérilet (perdu par l’une de ses conquêtes en cours d’ébats), à un minuscule pot de la pommade du Tigre (bien en situation, dans ce pays), à une noix d’origine dauphinoise, à une fourchette à huîtres emportée par mégarde, à une dragée Flica, à une balle de 7,65 et à une image pieuse au dos de laquelle il a griffonné l’adresse d’un clandé du boulevard des Batignolles.
Il défroisse le papier initial et finit par décrypter un numéro de téléphone. Le compose d’une francfort malhabile sur le cadran à touches. Ça sonne. Il compte les stridences. Cinq… Six… Sept… Huit… A cet instant, M. Trabadjabueno décomate et se dresse sur un coude. Béru le rendort d’un coup de latte dans la gueule.
… Onze… Douze… Tr…
Hip, hip, hip, hourra !
— Allô ? demande la voix sommeilleuse de Carmen.
— Ici Bitenfonte ! lance Prosper. J’désespérais qu’tu fussasses chez toi !
Un cri de liesse :
— Toi !
— Textuel !
— Oh ! ma belle queue d’amour, je suis en manque, si tu savais. J’ai le bas-ventre en feu quand j’évoque ton sexe de légende !
— Jockey, gosse ! Viens l’mater d’ près, mais amène une équipe chirurgiale : j’ai un’ blessée qu’y faut soigner fissa, en tout’ discrétion, j’t’espliqu’rai. Balle dans la poitrine ! C’est quoive, l’adresse d’ici, ma sucette en suc’ ?
Veronica lui dit et il répercute.
— On a tout solutionné, la Belle ! T’vas connaît’ les lauriers sauce d’la gloire ! Un’ affair’ pas piquée des z’hann’tons, parole ! Mais r’mue ton joli popotin. Frétille un coléoptère, qu’ça allasse plus vite [8] Il est à peu près certain que Bérurier a voulu dire « Affrète un hélicoptère ».
. Mais t’es pas seule, dis voir, ma gueuse : j’entends chuchoter près d’toi ? C’est qui ? Ta s’crétaire ? T’as suvi mon conseil ? Elle est performante à la choucroute, cette gazelle ? J’en étais certain ! Son r’gard salingue ! J’aurais parié mon bénouze, bien qu’y n’valusse pas un kopeck en c’moment ! J’sus sûr qu’sa menteuse doit accomplir un boulot d’enfer ! Tu d’vrais l’am’ner, qu’on s’ marre.
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