— Un matin, comme je prenais mon rasoir, dans le placard métallique de ma salle de bains, j’ai trouvé ce flacon de métal posé en évidence sur un rayon. Je ne l’y avais jamais vu auparavant et j’ai toujours ignoré qui l’avait placé là. Mais quelque chose d’étonnant s’est opéré en moi. Une espèce d’hypnose. Toujours est-il que j’ai pris ce flacon, l’ai ouvert et que j’ai commencé de verser son contenu dans l’eau de mon bain. Elle s’est immédiatement congelée. Alors j’ai remisé soigneusement la bouteille.
— Vous avez essayé de savoir qui l’avait placée dans votre placard ?
— Naturellement. Une vieille gouvernante faisait le ménage. Elle a juré sur la Bible tout ignorer de ce flacon. Elle exceptée, personne n’avait accès à ma salle de bains.
— Ensuite ?
Il secoue la tête.
— Rien.
— Qu’entendez-vous par « rien » ?
— Je n’ai jamais eu l’explication de ce mystère. L’on m’a déjà torturé, vous savez, je n’ai pas pu dire autre chose, puisque c’est la vérité ! Un jour, il y a eu ce flacon sous ma main, et puis voilà.
— Vous avez bien dû vous forger une opinion, monsieur Borïgm ?
J’ai échafaudé beaucoup d’hypothèses, pas une n’était vraiment réaliste. Même si vous êtes sceptique, vous devez convenir qu’il s’agit de « magie ».
— Je suis trop sceptique pour en convenir, riposte le Vieux.
Il ajoute :
— Il semblerait que vous n’ayez pas fait grand usage d’une découverte aussi prodigieuse.
— Deux fois.
— La première, après que vous ayez trucidé ces jeunes filles de l’institut. Vous les avez jetées dans le lac et vous avez versé de l’ Inertium dans l’eau. Une petite banquise s’est constituée autour d’elles. La seconde fois, à l’hôtel de Milsabör…
— En effet.
— Pourquoi ce double meurtre, je parle de celui des filles ?
— Sexuel, répondit Borg Borïgm.
Un moment de creux détend l’atmosphère. Le Vieux médite, les paupières à demi fermées. J’attends en caressant la terrible fiole. Quant à Bérurier, tu ne le reconnaîtrais pas, tant son visage a changé. On dirait que sa tête s’est allongée. Et aussi qu’il écoute des bruits indiscernables par nos oreilles humaines.
Tu vois, je peux me tromper. Tout le monde se trompe, et les gens mariés plus que les autres, mais j’ai la conviction qu’il est « en vision », le Gros. Qu’il ne s’appartient plus.
Ah ! fasse le ciel qu’il n’appartienne à personnel ! Nous appartenons tellement à tout le monde, tous, et de si honteuse façon… Nous sommes tellement soumis, enrôlés de force par le système, en butte à toutes les vilenies : aux écoutes téléphoniques, aux délations, aux sondages d’opinion, aux pilonnages publicitaires. Duperies ! Duperies ! Erreurs !
— Monsieur Borïgm.
L’autre relève la tête. Il regardait misérablement le trou à sa main. Il attendait « la suite ». Se disant que ce jour d’hui n’est pas « son » jour. Que son destin se grippe.
— Monsieur Borïgm, j’ai le regret de vous informer que vos déclarations ne me satisfont pas. Hélas pour vous, je suis un incrédule. La magie est un conte de fées et les contes de fées ne s’adressent qu’aux enfants ou aux débiles mentaux.
Le dirluche toussote dans son creux de main.
— Je vous ai menacé d’un très dur sévice, monsieur Borïgm. Je perdrais tout crédit à mes propres yeux si je ne le mettais pas à exécution. Une dernière fois, voulez-vous me révéler la provenance de ce produit ?
— J’ai tout dit, tout dit, tout dit, croasse l’autre.
Son regard se révulse.
— Alors, dit le Vieux, à mon grand regret…
Il se tourne vers moi.
— Agissez, San-Antonio.
Dis, il me prend pour quoi t’est-ce, Césarin ? J’ai trop le respect du sexe pour écouiller un gus, fût-il le pire des sadiques. La vie d’un niard, bon, y a des cas où. Mais ses roustons, c’est sacré ! Car ses roustons c’est plus que « sa » vie. C’est « LA » vie !
T’es pas d’avis ?
Je vais donc pour rebeller, mais je n’en ai pas le temps. Un incident imprévu, fantastique, prodigieux, attends que je te déboule ma boîte à synonymes superlatifeurs : inouï, dément, ahurissant, époustouflant (ça te suffit ?) se produit.
Bérurier, pardon : le mage Nostrabérus me repousse d’une main ferme. Il a un couteau à la main.
Pour trancher les liens de Borïgm.
Il sort son feu de sa vague.
Pour le lui tendre.
« Va-t’en ! » il dit d’un ton comme ceux qui te parviennent des autres cabines d’une poste pendant que tu formes ton numéro dans la tienne.
Et Borg Borïgm s’en va.
Je veux le flinguer, mais le Gros, toujours lui, me remonte le bras de sa poigne d’acier.
La porte claque.
Galopade…
Je fonce à la fenêtre.
Borg Borïgm est déjà à la Mercedes. Il en vire le chauffeur.
Prend sa place…
J’ouvre la fenêtre.
Le moteur ronfle. Le pavillon français, accroché à la petite hampe de l’aile avant droite, se met à palpiter.
J’enjambe la fenêtre.
L’auto tourne le coin de la ruelle.
La première tire qui me tombe sous la main, c’est la nôtre.
Jamais une marche arrière n’a été opérée à aussi vive allure. La route vient à ma rencontre comme si je la matais à travers un zoom.
Dérapage sur la neige durcie. Mon pare-chocs arrière embugne le coin de la chapelle. Excusez-moi, mon Dieu ! Je passe en seconde d’un coup de psaume, pardon : d’un coup de paume, champignonne sec…
Le ciel est noir, la terre est blanche.
Tout de suite après l’agglomération, la route devient rectiligne. Je vois, au loin, la Mercedes qui flotte un peu sur la route glacée, bordée de congères… Comment qu’il y va à la manœuvre, mister Borïgm. On sent qu’il joue son va-tout.
J’ai beau appuyer, je ne lui reprends que peu de terrain. Et pourtant je suis un crack du volant, soit dit entre nous.
Quand une courbe s’amorce, le cul de sa pompe trémousse comme le fion d’une danseuse berbère. Un instant on peut croire qu’il va tirer à la ligne dans la rase cambrousse, et puis non, son carrosse se rétablit et il appuie de plus belle.
On se respire une douzaine de kilbus, ainsi. Et puis alors, il s’opère un truc plaisant. La route quitte la forêt pour s’engager sur un pont jeté sur une zone marécageuse (en été). Là, le vent du nord souffle comme un perdu. Voilà que le pavillon français est arraché de sa hampe. Il tournoie et se plaque sur le pare-brise, pile devant le nez du conducteur. Brutalement privé de visibilité, Borïgm perd le contrôle de son véhicule. La Mercedes percute le parapet fluet du pont et s’en va valdinguer dans le marécage, en contrebas. Je freine progressivement, stoppe au niveau de la brèche et déboule de ma tire en catastrophe.
Un regard suffit. Borg Borïgm a été éjecté au moment de l’impact. Sa portière s’est ouverte et s’est plantée sur lui comme un monstrueux hachoir. Il est pratiquement coupé en deux au niveau du thorax. Mort sur le coup, tu penses !
Je considère l’affreux spectacle avec hébétude. Tout ce sang mousseux sur la neige. Cette énorme auto à demi démantelée, funèbre dans la blancheur ambiante. Le drapeau français est demeuré plaqué sur le pare-brise intact.
Alors, me revient en mémoire la malédiction pesant sur les Borïgm. Ils clamsent dès qu’ils se risquent hors des frontières suédoises. Or, l’automobile d’un ambassadeur jouit, comme l’ambassade elle-même, de l’extra-territorialité puisqu’une voiture est un domicile. En roulant à son bord, Borg se trouvait en territoire français.
Читать дальше