— Poste d’observation, indique Pinaud.
— Voilà pourquoi il voulait le 39 ! s’écrie le larbin.
— Oui, dis-je, voilà pourquoi…
Je sens que le vieux videur de cuvettes va se lancer dans des questions, aussi le stoppé-je brutalement.
— L’identité va arriver, recevez-les bien… Nous, nous avons du travail urgent à faire…
Pinaud fait un signe affirmatif sans savoir ce dont je veux parler.
Je dévale l’escalier abrupt… Et je me rue dans ma voiture. Le brave Pinuche me rejoint en poussant devant lui une haleine blanche.
— Il ne fait pas chaud, observe-t-il en s’installant à mes côtés.
Je lui montre le pare-brise démoli.
— Si tu savais où je vais te mener tout à l’heure, tu tremblerais bien davantage !
Ce qu’il y a de curieux avec mon ami Pinaud, c’est qu’il a l’air de rien (et même de beaucoup moins), mais que, par moments, il émet des idées souveraines.
Recroquevillé sur le siège voisin du mien, son bonnet de nuit enfoncé jusqu’aux sourcils, le col du lardeuss relevé, on n’aperçoit de son physique de théâtre que la pointe rougissante de son pif et une touffe de ses moustaches…
De cet amas de hardes sort parfois une voix que le froid cruel rend de plus en plus chevrotante.
— Où allons-nous ? demande-t-il.
— Chez un espoir de la boxe, pour avoir l’adresse d’une ex-gloire…
— Si tu parlais en termes moins obscurs, dit-il, je suivrais plus facilement ta conversation.
Je donne les compléments d’information sollicités.
— C’est bien simple, je connais un petit boxeux, grâce à qui, dans le fond, j’ai pu mettre le nez dans cette affaire.
Pinaud se fait ricanant comme le Méphisto de l’opéra de Saint-Nom-la-Bretèche.
— Bien qu’il s’agisse de mon ex-beau-frère, dit-il, tu aurais mieux fait de le mettre dans autre chose…
Je continue, contre tous sarcasmes :
— Ce gars va me dire où demeure son compagnon de team Beppo Seruti, le poids léger que Josephini a emmené se faire torcher en Afrique du Sud… Cela fait trois personnes qui se seront trouvées au Cap à la même époque, peut-être n’est-ce qu’une coïncidence, pourtant comme sur les trois deux sont mortes, j’aimerais parler à la troisième, c’est humain, non ?
— C’est même nécessaire, convient Pinuche en reniflant une stalactite moins argentée que précédemment.
Je pilote à allure modérée car l’air glacé qui nous fouette le visage me brûle les lampions. Ben Mohammed pioge porte d’Italoche, une petite rue provinciale… Lorsqu’il sera vedette, il s’achètera un appartement à Passy et, lorsqu’il aura perdu ses titres, un bistrot-tabac dans un coinceteau de campagne où on se contente des gloires éteintes.
— Tu sais à quoi je pense ? murmure Pinaud.
— Aucun appareil récepteur ne pourra jamais capter les ondes émises par un cerveau en plâtre !
— Je pense, poursuit-il, que les Français connaissent mieux la géographie qu’on ne le prétend… Considérons l’affaire sur le plan géographique…
— Vas-y, je t’ouvre grandes mes coquilles Saint-Jacques.
J’éclate d’un rire chevrotant, car je les ai tout ce qu’il y a de mignonnes.
— C’est ça, me poilé-je, ça changera…
— Que trouvons-nous comme points importants dans toute cette histoire ?
— Deux Hollandaises et deux visas pour l’Afrique du Sud…
— Trois visas, si tu veux… Bon, que fait-on en Afrique du Sud ?
— On y organise des championnats de boxe…
— Oui, mais à part ça ?
Je hausse les épaules.
— Je donne ma langue au chat !
— On extrait des diamants du sol, dit Pinaud.
Je fronce le sourcil tout en chantant, histoire de prouver mon esprit d’à-propos :
— Merci, merci, monsieur Champagne !
Il relève le pompon de son bonnet de nuit qui lui titille l’arête du nez…
— Et en Hollande on les vend s’écrie-t-il.
Je la boucle.
Les grandes surprises sont muettes.
Ce vieux cataplasme vient de lancer une idée qui pourrait faire des petits… Et des petits blonds comme tous les Hollandais…
— Pinaud, je murmure, la salive abondante, Pinaud, par moments, je me demande si Pascal ne se serait pas réincarné en toi en compagnie de Conan Doyle et des petites pilules Pink pour le foie !
Le petit Arbi dort à poings fermés — ce qui est la moindre des choses pour un boxeur — lorsque nous carillonnons à la lourde de sa chambre de bonne.
Notre tintamarre doit lui déclencher un rêve à grand spectacle, car je l’entends soupirer d’aise. Il rêve qu’un coup de gong vient d’achever son dernier round contre le tenant du titre et qu’il devient champion du monde toutes catégories avec la mention très bien et un billet d’honneur signé par la directrice.
Enfin, il s’éveille, murmure des mots en kabyle ou en jsépacoua, et vient nous ouvrir. Il est vêtu d’un slip et son torse nu brille comme du bronze… Ses tifs emmêlés sont posés sur sa tête comme une fourchetée de laine noire… Il se frotte les yeux, me reconnaît et me sourit gentiment…
— Bijour, missieur commissaire…
— Salut, champion… Je viens pour un petit tuyau As-tu l’adresse de ton éminent confrère Beppo Seruti, qui est allé se faire démolir ses ultimes chailles en Afrique du Sud le mois dernier ?…
Le petit tronc se gratte la tignasse.
Il faut laisser aux paroles le temps de forer son cerveau martelé.
— Seruti ? demande-t-il.
Patient à mes heures, j’opine de la tête (si je puis m’exprimer ainsi).
— Attendez, fait-il, j’ai…
Il va ouvrir un tiroir de vieux placard et farfouille dedans. Il nous sort un cahier sur lequel il a collé les articles de presse consacrés à ses jeunes poings. Dedans, il a intercalé des papelards sur ses camarades de team… C’est ainsi qu’il me déballe une photo de Seruti… On voit le mec en short sur une pelouse, occupé à sauter à la corde…
L’image porte cette légende : Notre champion du monde s’entraînant dans sa propriété de Saint-Maur-des-Fossés.
Comme quoi on peut avoir le nez plat comme une limande, les portugaises épaisses comme des Fontainebleaux et la tronche plus cabossée qu’une automobile de dame et se permettre des déductions.
Je referme le cahier de l’Arbi.
— C’est bien, mon gars… On te remercie…
Je réfléchis.
— Tu sais où ça se tient, toi, Saint-Maur-des-Fossés ? demandé-je à mon ami Pinaud des Charentes.
— Bien sûr, dit-il. Tu rattrapes Joinville et…
J’ai un soubresaut. Je fonce sur le cahier de Mohammed et je le feuillette à vive allure au risque d’en arracher les pages.
Je tombe sur une autre photo représentant Ben Mohammed avec plusieurs autres champions chevronnés, parmi lesquels Beppo Seruti.
Je n’ai d’yeux que pour ce dernier… Dans mon turbin, fatalement, on a le zœil amerlock… La mémoire visuelle c’est l’A.B.C. de notre métier (comme dirait Mitty Goldyn).
Vous l’avez sans doute compris, ou alors c’est que vous avez des noyaux de cerises à la place de la matière grise, mais en me forçant un brin, j’arrive à admettre que ce champion déchu et le gars au pardingue en poil de transsaharien à quatre pattes ne sont qu’une seule et même ordure.
— Saint-Maur-des-Fossés, en voiture ! crié-je dans les trompes d’Eustache de Pinaud qui s’endormait contre le chambranle.
Et nous voilà partis, crevés, claquant des mandibules, avec des yeux d’une tonne et une fatigue à se répandre sur l’asphalte !
Ce qui m’a toujours sauvé la mise, en tout et pour tout, c’est ma rapidité. Rapidité de pensée d’une part, rapidité d’exécution de l’autre… Décider et agir en un temps record vous permet tous les espoirs… Ajoutez à cela la recette Danton : de l’audace, encore de l’audace (publicité Jean Majeur) et vous trouvez San-Antonio, bien en chair et solide en os…
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