J’enregistre sur disque souple ces paroles qui illuminent ma lanterne…
— On peut visiter la chambre 39 ?
L’autre hausse les épaules.
— Ma foi…
Il regarde le tableau des clés, mais celle du 39 ne s’y trouve plus.
— Vous êtes certain qu’il n’y a personne ? demande-t-il.
— Certain, fais-je.
Je lui biche le bras.
— Vous avez sa fiche ?
— Bien sûr.
— Le numéro de sa voiture doit y être porté ?
— Je crois que oui.
Il farfouille dans un casier et feuillette des fiches maintenues par des élastiques.
— Voici…
Je ligote la fiche, le numéro de la tire y figure bien.
— Tiens, dis-je à Pinuche, alerte les services… Il faut coûte que coûte qu’on retrouve cette bagnole… Elle a pris la route de Nancy… Qu’on établisse des barrages… Je veux ce type avant midi…
— Montons, fais-je au larbin.
Il puise dans sa fouille-kangourou et en ramène un passe.
— Si vous voulez bien me suivre…
Je grimpe l’escalier étroit, couvert d’un tapis qui fut rouge, mais que des millions de talons ont usé.
Le vieux débris s’époumone. Lorsque nous parvenons au troisième, ça siffle dans sa poitrine comme un conduit de chauffage central lorsqu’on a trop poussé la chaudière.
Il se dirige à petits pas vers la chambre 39…
Avant d’introduire son passe, il frappe discrètement à la lourde car c’est tout de même un homme scrupuleux. Et puis j’ai idée que Van Voorne ne devait pas lésiner pour le pourliche.
Les gens de l’hôtel devaient le prendre pour un de ces folingues qui balancent l’artiche à pleines pognes…
— Ouvrez ! ordonné-je sèchement.
Il soupire (comme un cœur qui n’a pas tout ce qu’il désire) et choisit une clé dans le gros anneau. Il a l’œil amerlock car la porte s’ouvre du premier coup. Le larbin actionne le commutateur et, au brusque mouvement de ses épaules, je réalise qu’il a une grosse surprise.
Je l’écarte d’une bourrade.
Cela me permet de mieux voir le cadavre abominablement saccagé d’un type étendu sur le lit.
J’en suis comme deux ronds de flan parce qu’enfin, entre nous et une crue de la Seine, je ne m’attendais vraiment pas à une découverte de ce genre…
Je m’approche. La victime est un homme d’une quarantaine d’années, de taille moyenne… Il a le visage ensanglanté, le nez écrasé, un œil exorbité, la mâchoire tordue…
— M. Van Voorne, balbutie le garçon d’étage.
Je me retourne.
— Vous dites ?
— C’est M. Voorne ! Qu’est-ce qui a pu se produire ?
— Il s’est engueulé avec un autobus…
Van Voorne ! Du coup, je ne pige plus rien à rien… Je le touche et j’ai la stupeur de constater qu’il est déjà froid. Donc, il a été buté depuis plusieurs heures…
C’est à ce point culminant de ma stupeur que Pinaud arrive.
— Voilà, annonce-t-il très satisfait. J’ai transmis tes ordres et on m’a promis de…
Il aperçoit le cadavre et instantanément bave son mégot visqueux sur le plastron — du reste constellé de taches — de sa chemise de nuit.
— Qui est ce monsieur ? demande-t-il, presque affable.
— Van Voorne…
— Mais…
Je trépigne.
— Ah ! non, plus de « mais », j’ai assez des miens comme ça ! Va téléphoner au labo et à l’identité judiciaire !
Il s’abîme dans la contemplation du cadavre.
— Qu’est-ce qu’il a pris, dit-il.
Il s’essuie la moustache avec son mouchoir.
— À propos, fait-il, je viens de retéléphoner à l’hôpital pour Bérurier… L’opération est terminée… Elle s’est effectuée dans de bonnes conditions, il ne reste plus qu’à attendre…
Ça me réconforte un peu.
— Parfait, maintenant, remue-toi…
Lorsqu’il a disparu, je me tourne vers le larbin.
— Vous n’avez rien entendu ?
— Non…
— Pourtant, quand on mailloche un gars pareillement, il doit crier aux petits pois, personne n’a rien signalé ?
— Non, absolument pas… Il faut dire que la radio marche jusqu’à point d’heure dans l’hôtel. C’est plein de gens qui s’emmerdent le soir… Sans compter les mioches…, ça hurle…
— Vous n’avez pas aperçu un type costaud avec un pardessus en poil de chameau ?
Il réfléchit.
— Si… Attendez… Oui, une fois ou deux… Avec le nez cassé ?
— C’est possible…
— Alors oui…
— Et cet après-midi ? Ou cette nuit ?
— Non, parce que je ne reste pas dans le cagibi de la réception, il y fait trop froid… Je me planque dans la lingerie avec des revues scientifiques…
— Et vous n’apparaissez que lorsqu’on a chopé une extinction de voix à vous héler ?
Il ne craint pas les sarcasmes. Sa vie à deux balles est presque sciée et il se fout de tout. À son âge, on n’a plus d’honneur.
— Je suis vieux, j’ai le droit d’être sourd…
Il me fait pitié.
— Excusez-moi, grand-père… Seulement c’est embêtant qu’on vienne bousiller la clientèle…
— À qui le dites-vous… On n’avait jamais rien eu de semblable au Luxueux depuis trente-trois ans que j’y balaie des préservatifs…
— Il faut un début à tout…
Tout en bavassant, je fouille les effets du défunt… Dans l’armoire, plusieurs complets sont alignés… Je déniche un passeport hollandais dans une poche… Il porte les visas de différents pays… Je bondis en découvrant que le mois passé, Van Voorne s’est rendu en Afrique du Sud, tout comme Josephini.
Ce sont les bureaux du Cap qui ont composté son passeport. Pas de doute, les deux hommes étaient en cheville, ou bien…
Réapparition de Pinaud dans le rôle principal de : J’en ai marre, est-ce qu’on va se coucher ?
— Ils vont arriver, dit-il.
Je lui montre le passeport de Van Voorne.
— Tu te rends compte de la vitesse du vent et de la clarté des étoiles, Pinuche ?…
Il se mouche avec force, ce qui a toujours été chez lui un signe manifeste d’émotion intense.
— Ça se…
— Tu l’as déjà dit…
— Ça se noue ! coupe mon collègue. J’aime quand les pistes parallèles se croisent…
— Ça prouve quoi, hé, géomètre ?
— Qu’elles perdent leur notion d’infini…
Son haleine sent le rhum. Je suis prêt à parier mon scalp contre la perruque de Bing Crosby qu’il a déniché une boutanche de Saint-James non loin du bigophone.
Alors il pose une question crétine au larbin :
— Comment se fait-il que vous n’ayez pas le téléphone ?
Je le regarde.
— Comment, pas le téléphone ? D’où as-tu appelé les Services, alors ?
— Ben… du bistrot d’à côté qui vient d’ouvrir…
Le vieux garçon d’étage s’explique.
— Le patron est un radin… Il a trouvé qu’il y avait trop de coulage avec le téléphone… Et puis, ça faisait des contestations chez les pensionnaires… Un jour, le vertigo lui a pris, il se l’est fait couper !
— Ça a dû être douloureux, gouaille Pinuche à qui le frais du matin et les petits rhums donnent une nouvelle jeunesse d’esprit.
Il s’approche du mur séparant la chambre de l’appartement de son beau-frère défunt. Il pose sur son nez des lunettes aux verres fendus, dont une branche a été rafistolée avec un brin de laine. Puis il examine le mur centimètre par centimètre.
Je suis attentivement ses recherches.
— Voilà ! dit-il enfin.
Il tient son doigt puissamment onglé de noir sur un petit trou rond… Dans ce petit trou, il y a une loupe de la dimension d’un crayon et qui, comme toutes les loupes, grossit la vision des choses…
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