Notre programme est le suivant : d'abord savoir où est détenu Curtis ; ensuite Laura essaiera d'obtenir une entrevue avec lui. Quant au reste, ma foi, nous improviserons en fonction des circonstances.
Dès que le boy a déposé nos bagages, Laura s'en va aux renseignements. A elle d'agir pour commencer ; sa qualité d'épouse lui permettant de défricher le terrain. Elle part pour l'Etat-Major des « Conseillers » amerloques (en l'occurrence, les conseillers sont aussi les payeurs) tandis que nous déballons notre matériel, Sa Majesté et moi.
Le Mastar louche sur une valise de cuir noir au format inusité qui se coltine à l'aide d'une bretelle rembourrée dans l'arrondi.
— A quoi ça sert, c't’ustensile ? demande mon compagnon d'un ton suspicieux, car, hormis ses poings et à l'extrême rigueur, son parabellum, il n'est guère porté sur les accessoires.
Je fais jouer le couvercle de la mallette et un appareil de prise de son, genre Nagra, parait.
— Tu fais des extras pour Europe 1, maintenant ? bougonne le Dodu, ou bien tu voudrais profiter de notre voyage au Viêt Nam pour enregistrer le cri du crapaud à moustaches ou le chant du bengali à ondes courtes ?
— Il ne s'agit pas d'un appareil d'enregistrement, Gros.
— Il s'agit de quoi t'est-ce, en ce cas ?
— Le moment venu, ce machin-là te surprendra.
Il hausse les épaules.
— Tu vas pas te mettre à chiquer les Jame Bonde, Mec ! Jusqu'à maintenant, notre devise était : « tout dans les pognes, rien dans les fouilles ». Mais, ajoute-t-il, bouddha boudeur, si Môssieur se lance dans le gajette bricoleur, je te vois devenir pâlichons du résultat avant la retraite ! Les mitrailleuses lourdes déguisées en épingles à cravate, les bagnoles avec un rayon de la mort embusqué dans l'allume-cigares et les sacs tyroliens qui se transforment en hélicoptères, ça va un moment, seulement dans notre labeur on n'usine pas en Gévacolor, San-A, c'est tout en jus de biceps naturel !
Il bâille, maussade comme une vieille dame au fond de sa Rolls, et extirpe de sa valise en carton véritable, entièrement réparée avec du fil de fer galvanisé, une trousse en authentique cuir imitation. L’objet est décoré avec une croix rouge qui lui confère un aspect clinique.
— Tu te prends pour un chef scout, Gros, plaisanté-je : la trousse à pharmacie, maintenant, c'est la grosse opération survie que tu entreprends là ?
Il devient radieux.
— La trousse que voilà, tu peux arpenter toutes les pharmacies de Paname, tu y trouveras pas les produits qu'elle contient.
— On peut visionner ? demandé-je, intrigué.
Il consent avec orgueil. J'avise, pieusement engagés dans leurs boucles élastiques, des tubes de différents formats et aux couleurs chatoyantes. Il me les désigne, comme un collectionneur annonce ses pièces rares exposées dans ses vitrines, ou comme un champion signale ses coupes les plus durement gagnées.
— Ici, mayonnaise, fait-il ; là, concentré de tomate ; voilà de la moutarde extra-forte signée Bornibus ; et puis du poivre moulu ; du condiment à l'extra-cor ; poudre d'ail ; échalote râpée ; feuilles de laurier ; thym et serpolet ; toute la panoplie, quoi ! Avec ça on sera jamais pris au dé pourvu. Tu comprends, dans ma street y'a un restau vietnamien dont au sujet duquel je connais le taulier. Un brave mec, avec les phares en code et le sourire façon bouddha. Chez lui, la tortore serait convenable si elle serait assaisonnée autrement qu'avec de la pourriture de poisse-caille. Le piment, je veux bien : ça parfume l'haleine et ça vous met des hormones dans les bijoux de famille, mais ça manque furieusement d'ail et d'oignon — leur bouffe, aux ânes à mites. Il range avec componction sa collection rudimenteuse.
— Pour t'en revenir, Jame Bonde, jamais il se prémunira de la sorte. Le Rasurel anti-balles et le poignard au mercure rare, c'est son blaud à ton Balzac zéro, zéro, sept. Mais je voudrais le voir à table, ce gus ! Comment qu'il doit bouffer dans le lamentable ! Ces z'héros de cinoche, tu remarqueras, jamais on les voit en train de jaffer. Ça serait trop piteux comme spectacle ! J'imagine le sandwich au jambon cartonneux ou le yaourt de convalescent. Même qu'on le représenterait en train de se cogner la cloche, tu pourrais courir pour les voir s'espliquer avec une entrecôte-Berry au un brie qui s'abandonne.
Tandis que mon apologiste du bien- bouffer commente, je vais à la fenêtre pour mater la rue Ma-Jong, populeuse en diable, et même en diable vauvert. La foule, pour user d'un cliché qui a fait ses épreuves, est grouillante. Beaucoup de militaires, car c'est jaune et ça ne cède pas. Des civils aussi, mais susceptibles de devenir militaires..
— Si on allait faire un tour ? proposé-je.
Il veut bien, Béru. Après tant d'heures d'avion, se dégourdir les cannes est une nécessité. Et puis, quand on arrive dans un pays pareil, on éprouve le besoin de le visiter un brin.
Nous voilà donc partis à l'aventure. Sa Majesté est intéressée par les Eurasiennes, encore qu'il déplore la minceur de leur taille.
— Des gonzesses de poche, déplore-t-il. Juste bonnes pour le piquenique.
Des camions de l'armée, marqués de l'étoile blanche et des lettres U.S. Army, déferlent dans des vrombissements féroces. On a juste le temps de se jeter sur les trottoirs ombragés d'eucalyptus, de crêpiers, de macaroni arborescents, de pins complets et de pins azymes. Des gars en culottes bouffantes nous abordent. Tous ont quelque chose à nous proposer ; des trucs qui se bouffent, des trucs qui se fument, des trucs qui ne servent à rien mais qui sont bien jolis à regarder. L'un d'eux nous tend des espèces de longs cigares en chuchotant d'une voix confidentielle « Fû Ma Gha », ce qui signifie, vous ne l'ignorez pas puisque vous avez lu les romans de Monsieur Claude Farrère « Fume, c'est du Belge ». Béru se fend de quelque monnaie afin d'empletter d'un cigare. Son côté churchillien ! Avec son barreau de chaise,entre les dents, il se prend pour un businessman.
— T'as du feu ? me demande-t-il.
— J'ai oublié mon briquet dans le tiroir de ma cravate des dimanches, m'excusé-je.
Lors, il s'approche d'un officier amerloque occupé à déambuler avec, accrochée à son bras, une savoureuse Amie.
— Avez-you du fire, mylorde, ? Pléaze ? l'aborde-t-il avec son plus gracieux sourire.
L'officier n'est pas un marrant. Il refoule Sa Majesté d'une bourrade, ce qui porte le Gros à l'incandescence.
— Non mais dis donc, le groume, s'égosille Béru, c'est pas parce que t'interprètes madame Butterfli avec c't'miss safran qu'y faut te croire tout permis. Si t'as envie que je te joue le dernier acte de Dien Bien Phu, dis-le, on sera deux sur la scène du théâtre des opérations !
L'officier se plante devant Bérurier après avoir lâché sa camarade de promenade.
— Shut up ! lui lance-t-il.
— Qu'est-ce qu'il me cause ? m'interroge la Bedaine.
— Il te dit « la ferme », traduis-je, mais écrase un peu, Gros, on n'est pas venus ici pour faire des exhibitions de boxe française, mon pote !
— Tu te figures que je vais me laisser arpenter les nougats comme si mes pieds seraient un boulevard à grande circulation ! tonne le bi-tonne tonifiant. Tu vas me faire le plaisir de dire à ce malotru que s'il m'aboule pas une corbeille d'escuses immédiately, j'y fais brouter la visière de sa gapette avec les galons !
Soucieux d'éviter, à l'orée de notre délicate mission (de confiance), un incident diplomatique susceptible de rafraîchir encore les relations franco-américaines, je lâche à l'officier :
— Mon copain s'excuse, il vous demandait seulement du feu.
— Je n'aime pas que votre copain fasse le malin, répond l'officier.
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