Je serre si fort mes poings que ça craque. S’il me disait ça face à face, Duboin, tout copain qu’il est, je lui ferais manger son râtelier !
Il poursuit…
— Un homme digne de ce nom n’a pas le droit d’abandonner une enquête pareille. Alors quoi, c’est le triomphe du vice, du crime ?
— Voilà que tu fais dans le tricolore, je ricane, tu te crois encore journaliste, non ?
— Ta hure ! je parle…
— Tu parles comme tu écrivais, marchand de salades ! Bouffeur de pintade mal cuisinée !
— Tu dis mal cuisinée ?
— Je le dis, et je vais te dire (autre chose encore, espèce de lavement attardé, tes boniments ne me feront pas fléchir. Je pars, c’est dit, et on n’y revient plus. Pour ce qui est de l’enquête, la police lyonnaise s’en occupe, Dieu merci, je ne suis pas le seul flic de France…
— La police lyonnaise, déclare Duboin, je l’ai pratiquée pendant vingt ans, alors passe la main, je t’en prie… Des mecs qui ne sont même pas capables de trouver où leurs bonnes femmes ont passé la journée, et qui mettent une annonce dans le journal lorsque leur chien a été volé…
— C’est tout ? je demande…
À mon ton, il comprend que je suis déterminé.
Il me dit encore que je suis un adepte de la sodomie, mais il me le dit plus brutalement et avec un sens du raccourci qui honore son vocabulaire. Puis il raccroche et retourne bouffer sa pintade. Je suis triste comme un chien castré qui assiste à une partouze.
C’est dur de décevoir un bon pote.
— Le prochain car pour Grenoble est à huit heures, ce soir, me dit l’employé.
« Vous avez un train pour Paris, départ de Grenoble, vers six heures…
Je remercie et je commence à traînasser dans le patelin pour user les quelques heures qui me restent à y passer. Au fond, j’aurais eu le temps d’aller ramasser mes bagages chez Duboin ; seulement ça aurait compliqué les choses car, dans l’état d’esprit où il se trouve, on aurait pu redouter le pire.
C’est idiot, deux amis comme nous, lorsqu’ils en arrivent à la châtaigne pour faire prévaloir leur point de vue.
Ma tristesse se développe rapidos.
Le cafard qui remue dans mon bocal grossit à une allure record, comme un nourrisson élevé au lait Machin.
S’il y avait un ciné dans ce bled, je m’y précipiterais, même si on y passait un film moldo-valoque en version originale ; seulement ce coin, c’est le désert de Gobi en moins animé !
Heureusement, dans toute la France, on trouve des troquets.
J’installe mes assises dans l’un de ceux qui abreuvent Pont de Claix et je demande à la patronne de m’apporter une bouteille de rhum blanc.
Une fois en tête à tête avec le flacon, je sens que mon baromètre intime à tendance à se tourner vers le beau temps.
Au quatrième godet, l’optimisme rejoint sa base.
Je bouquine le Chasseur Français qui traînait sur mon guéridon ; puis un vieux numéro de Match, et enfin le bulletin paroissial.
Il faut bien forger son intellect, non ?
Il est six heures, lorsque je repense à la môme Laberte, celle qui fait roussir la paille des chaises quand elle s’assied.
Voilà une greluse à qui j’aimerais accorder un dernier regard avant de me faire la valoche. le cigle l’orgie à la bistrote et je les mets en direction de la papeterie.
Les ouvriers en sortent, lorsque je parviens à proximité. De loin, j’aperçois le tailleur de tweed de ma vamp. Elle bigle à droite et à gauche, me cherchant des yeux, mais elle ne peut m’apercevoir, car je suis embusqué derrière une palissade.
Enfin, elle se dirige, non vers le centre du patelin, mais en direction de l’extérieur.
Je lui file le train.
Elle quitte bientôt la grande route pour s’engager dans un chemin propret au bord duquel sont bâties quelques villas récentes. Probable que Baulois, le diro, pioge dans ce coin.
C’est tranquille. Pas un miron à l’horizon… Je continue de suivre la fille.
Tous les dix pas, je m’embusque derrière un poteau, afin de lui laisser prendre de l’avance.
Le chemin est en pente raide. Il n’y a pas de trottoir et la souris marche au milieu.
Soudain, une voiture qui se tient rangée un peu en avant de moi se met à dévaler la rampe, moteur coupé, silencieuse comme une ombre. La môme Rose ne l’entend pas venir. Elle ne peut pas savoir que la guindé lui fonce dessus. Lorsqu’elle percevra le petit miaulement des pneus sur le goudron et qu’elle se retournera, il sera trop tard, la guindé l’aura écrasée.
D’autant que dans les parages, une scie à moteur fait un boucan terrible… Si je crie, elle ne m’entendra pas… Tout se déroule à une allure vertigineuse… Je sors mon pétard avant même de comprendre pourquoi j’agis ainsi… Je tire deux fois en l’air. Rose sursaute, se retourne. Elle voit la voiture qui ne se trouve qu’à deux ou trois mètres d’elle. Elle bondit de côté. Le conducteur de la guindé fait un crochet pour essayer de la cueillir, mais il était déjà trop près, tout ce qu’il réussit à faire c’est de la bousculer avec son aile. Le choc ne doit pas être terrible, car elle reste debout…
Comprenant que c’est scié, le chauffeur relâche son embrayage, le moteur mugit, la voiture bondit… Un coup d’accélérateur et il s’éloigne à toute allure.
J’essaie de repérer le numéro, mais je suis chocolat, ce fumier-là a pris la précaution de barbouiller de boue ses numéros, si bien qu’ils sont devenus illisibles. Il s’agit d’une 404 noire. Là se limite le signalement… Donc, j’avais vu juste.
Ils ont bel et bien essayé d’avoir Rose… C’est la liquidation intégrale qui est en cours…
Je cours à elle. Elle est pâle comme une morte de trois mois.
— T’as compris, poupée ? je lui demande… Je crois que tu me dois un gentil petit bout de chandelle. Si je n’avais pas été là, lu ressemblerais à une limande à l’heure actuelle. Et ce qui est pire, à une limande morte…
Elle défaille.
— Allons, allons, c’est passé…
— Merci, balbutie-t-elle.
Je lui flanque deux petites gifles, histoire de lui redonner des couleurs.
— Allez, n’oublie pas que tu as un rendez-vous, je dis. Tu en es quitte pour la trouille, mon bijou… File vite, je t’attends là.
Elle fait quelques exercices respiratoires. Elle essuie une larme, se mouche et se dirige vers la grille d’une villa.
Je la regarde sonner. Et déjà je réfléchis, je me dis qu’ils ne sont pas nombreux, les gars qui savaient que ce soir, Rose différerait de ses habitudes et viendrait ici. Or la voiture l’attendait. On a fait venir Rose dans ce chemin parce qu’il est isolé, parce qu’il est calme, et parce qu’il est en pente…
Il réunissait toutes les qualités requises pour ce genre d’assassinat.
Comme mort, c’était plus propre. On le mettait sur le compte d’un chauffard, ça n’attirait pas particulièrement l’attention…
Je jette un coup d’œil à la villa de Baulois. C’est le clapier rupin et prétentiard !
Trois étages de meulière, une véranda, une pergola, un jardin aux massifs délicats…
Un garage… Un jet d’eau… Un chien… Un chien blanc !
Des chiens blancs, me direz-vous, on en rencontre au pied de tous les lampadaires. D’accord, seulement des chiens blancs ressemblant poil pour poil à celui de La Grive, c’est déjà plus rare, non ?
Écoutez, bande de noix, moi je commence à penser que Pont de Claix est un drôle de patelin. Il s’en passe, des choses…
Des choses tout de même bizarres.
Je n’ai pas le temps d’aller jusqu’au bout de mes pensées que la môme Rose sort de la villa.
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