Claude Godard d'Aucour - Thémidore; ou, mon histoire et celle de ma maîtresse

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Rozette & Argentine firent l’amusement du repas, par une infinité de chansons plus jolies les unes que les autres, qu’elles débitoient à l’envi. Laurette excitoit à boire & faisoit circuler la joie avec la mousse qu’elle excitoit dans les verres.

Il est des bornes à tout, même à la folie. Le Président devint rêveur, Laurette le fit sortir pour le distraire, & le conduisit au jardin. Semblable guide étoit propre à l’égarer. Apparemment qu’ils se fourvoyerent en chemin, & tomberent dans quelques broussailles, car nous remarquâmes que la rosée avoir gâté la robe de celle qui, je crois, n’étoit point sortie pour examiner les étoiles.

Je ne réussis pas à engager Rozette de venir avec moi, elle savoit que je tenois d’elle mon rajeunissement, & elle ne vouloit pas que je lui remisse son bienfait. Qu’un cœur né généreux souffre lorsqu’on lui interdit les moyens de témoigner sa reconnoissance!

Le souper fini nous montâmes en carrosse: le Président étoit revenu de ses vapeurs. Il le prit sur un ton gai, & nous dit de très-plaisantes choses. Son libertinage est ordinairement à fleur d’esprit.

A peine étions-nous placés, arrivent dix personnes & un grand bruit avec elles. On appelloit le Président par son nom, & on lui demandoit de loin sa protection. Je mets la tête à la portiere: le Président regarde aussi. Ah! Monseigneur, s’écria un vieillard avec une voix cassée, voici ma femme: (c’étoit une grosse laide, tout bourgeonnée, autant que je pus voir à la lumiere de deux lanternes.) Nous nous recommandons à votre bonne justice: notre procès se juge demain. Il s’agit… Le vieux Plaideur n’alloit-il pas nous détailler son affaire; & ses voisins, qui l’accompagnoient, n’alloient-ils pas aussi tous crier ensemble, lorsque le Président leur dit en fureur: qui diable vous a donné l’idée de venir ici? Pardon, s’écria la troupe: Monseigneur, nous vous avons reconnu pendant que vous étiez dans le jardin, & nous sommes tous montés au grenier pour avoir l’honneur de vous voir. Voici un Mémoire dressé à la hâte, Monseigneur, continuoit le Nestor de ce village; j’espere en votre bonté. Donnez, donnez, reprit le Président: bon jour, & fouette, cocher. Le Seigneur vous maintienne en santé, s’écria la bande importune, & qu’il vous donne une longue vie. L’écho du voisinage, selon sa coutume, répéta, à faire rire, pendant un quart-d’heure, les dernieres syllabes du souhait. Que le Diable vous emporte, ajoutoit le Président: voilà-t-il pas une belle heure pour entendre des causes? La chicane vient nous déterrer dans des endroits où je serois très-fâché que la Justice me rencontrât jamais.

Argentine se trouva assise sur mes genoux. Rozette m’avoit rétabli dans mes anciens droits, & je m’en appercevois bien dans la position présente. Elle étoit à mon côté & veilloit de près à ma conservation. Argentine est méchante; malgré les amitiés qu’elle faisoit à Rozette, elle ne fut pas contente qu’elle n’eût ravi, même à perte, à sa rivale ce qui lui appartenoit à titre de droit féodal. La nuit me cacha ce qui se passoit entre Laurette & mon ami, ainsi je serai aussi discret que son ombre. Descendu chez nos Demoiselles, qui ce soir couchoient dans la même maison, nous les vîmes se mettre au lit, & après quelques jeux de mains très-superficiels, nous leur souhaitâmes un bon soir verbal, & nous nous retirâmes chez nous. En embrassant Rozette je lui fis promettre qu’elle me recevroit bien le lendemain.

De quatre jours je ne vis le Président. Ce qui m’est arrivé pendant cet intervalle n’est pas indifférent: sans être romanesque, il a le singulier des aventures de ce genre.

Toutes les fois que je songe à Rozette je ne puis comprendre comment on peut aimer par inclination une fille qui par son état est obligée de se livrer au premier qui en essaie la conquête. Je ne comprends pas aussi, par la même raison, comment une honnête femme peut s’attacher à un jeune homme, qui certainement ne cherche qu’à voler de conquête en conquête, & s’attache rarement même à celle qui a le plus de mérite. Le cœur de l’homme est bien aveugle: il sent qu’il l’est, & qu’il lui faut un conducteur; il va chercher l’Amour, qui est aussi aveugle que lui, & tous deux se précipitent dans l’abyme.

J’étois fatigué en rentrant chez moi. Je me couchai, & rêvai de Rozette pendant toute la nuit. Ma premiere occupation à mon réveil fut d’envoyer savoir des nouvelles de sa santé; en quoi je fis mal: cet ordre, que je donnai à un Domestique que je ne connoissois pas à fond, coûta pour quelque tems la liberté à ma nouvelle amie, & pensa me faire à moi-même de très-mauvaises affaires. J’en reçus pour réponse, qu’elle étoit en parfaite santé; & comme elle n’imaginoit pas que je fusse assez imprudent pour me servir d’un laquais dont je ne serois pas sûr, elle me fit dire qu’elle m’attendoit avec impatience; mais à condition que je serois aussi modéré que si je sortois du carrosse avec mademoiselle Argentine. La Fleur me rendit mot pour mot ce qu’il tenoit de Rozette: il profita de ce qu’il avoit appris; & dans le tems qu’il faisoit mes affaires auprès de la maîtresse, il poussa les siennes auprès de sa suivante, & fut cause de beaucoup de malheurs. Vous apprendrez par la suite le tour qu’il me joua; comment, pris en flagrant délit, il fut conduit en une maison de force, où je veux qu’il reste encore plus de deux années révolues. Vos Domestiques sont toujours vos espions; il faut quelquefois être le leur.

Charmé de la réponse de Rozette, je montai dans mon carrosse & me fis conduire au Luxembourg : je renvoyai mes gens, & un instant après m’enfermai dans une chaise à porteur & arrivai où j’étois attendu. Rozette étoit à sa fenêtre, dès qu’elle m’eut apperçu elle vint au-devant de moi. Quand on est amoureux une bagatelle est sensible: une prévenance de la part d’une jolie femme est quelque chose de divin pour un jeune homme.

Rozette étoit coëffée en négligé, & avoit un désespoir couleur de feu; un corset de satin blanc, par-dessous une robe brodée des Indes, pressoit un peu sa gorge, &, faute d’une épingle, en laissoit appercevoir tous les charmes. Je me jettai à son cou, je l’embrassai avec transport. Nous nous reposâmes un moment, & je ne pouvois me lasser de lui donner des marques de mon amour. Ses mains, sa bouche, sa gorge, tout eut un compliment & mille baisers. Sa satisfaction mit le comble à la mienne.

Dînons-nous, lui dis-je? Sans doute, reprit-elle; & fit venir sa cuisiniere, à qui elle recommanda la propreté & de la promptitude.

Cependant je pris ma bonne amie sur mes genoux. Mes mains ardentes s’émancipoient-elles; elle réprimoit soudain leur ardeur. Vous vous fatiguez, mon cher ami, me disoit-elle; soyez sage. Voilà mes jeunes gens, leur feu part comme un coup de pistolet & s’évapore en fumée. Soyez plus modéré, mon cher cœur, dans peu vous aurez besoin de ces transports. Sa voix me persuadoit, je restois tranquille; elle me donnoit un baiser pour récompenser mon obéissance, & ce baiser m’en faisoit manquer à l’heure même. La situation où nous étions étoit singuliere. Vous vous souvenez, Marquis, du tems où nous travaillions en Salle d’Armes chez Dumouchelle. 9 9 Fameux Maître d’Armes, rue de la Comédie. Supposez que Rozette est le maître, & moi l’éleve.

Toujours les armes en état, je me présentois de bonne grace: j’avançois, elle badinoit contre mes appels; quelquefois elle se laissoit effleurer ou le sein, ou le bras, ou le côté; tierce, quarte, seconde, elle étoit à tout, & rioit en prévenant toutes les feintes dans mes yeux. Tantôt elle rompoit la mesure & alloit rapidement à la parade: plus d’une fois elle courut au désarmement. Jamais je ne pus la toucher à l’endroit où j’avois fixé mon triomphe. Je sortis fort fatigué de cet assaut, où j’avois à la fin perdu beaucoup sans qu’elle en profitât. Cela s’appelle un combat en blanc: il n’y a que des enfans, ou des poltrons, qui puissent s’en amuser.

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