Claude Godard d'Aucour - Thémidore; ou, mon histoire et celle de ma maîtresse

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Le Président la décacheta avec empressement: elle étoit badine, & nous félicitoit sur l’aimable désordre où elle supposoit que nous devions être, & nous avertissoit qu’avant une demi-heure elle partageroit nos amusemens. On but à sa santé; je le fis d’une façon trop marquée. Le cœur se trahit aisément, on le prend sur le fait à chaque rencontre. Cette façon découvrit à Argentine & à Laurette que je lui donnois la préférence. Toute femme est jalouse; les filles du genre de ces Demoiselles ne le sont pas précisément & en forme; mais elles ne sont point insensibles. Pourquoi, ayant des agrémens, l’orgueil ne seroit-il pas aussi leur apanage? Sans se dire mot elles se le donnerent pour empêcher que Rozette à son arrivée ne profitât de ce qu’elles avoient mérité comme premieres occupantes. Ce systême ne portoit pas à faux. En punissant l’amour que j’avois pour Rozette elles avoient deux satisfactions: la premiere de se procurer de l’amusement; la seconde d’en priver une rivale: ce dernier motif suffisoit. Les femmes font quelquefois le mal pour le mal; mais leur malice est bien industrieuse lorsqu’elle doit être récompensée par le plaisir.

On remit le dessert à l’avénement de Rozette. J’ai oublié de vous dire, cher Marquis, que c’étoit elle-même qui avoit apporté la lettre; & que, de concert avec Laverdure, elle s’étoit cachée dans un appartement voisin, d’où elle étoit témoin de ce qui se passoit dans le nôtre. Que n’en fus-je informé! j’aurois été mettre le secret de sa retraite à contribution: bien différens de vous autres Militaires, nous n’en levons que dans les pays qui nous sont les plus chers.

Quelques raisons ayant obligé Argentine à sortir, le Président lui donna la main: nous restâmes seuls Laurette & moi.

Argentine étoit en robe détroussée de moire citron, avec une coëffure qui demandoit à être chiffonnée. Laurette étoit parée, avoit du rouge & un ajustement des plus lestes. La simplicité embellissoit Argentine, & Laurette trouvoit mille avantages dans sa parure. Rien ne peut enlaidir une jolie femme; & on peut se flatter d’être passable quand on n’est point changée par l’affectation de la parure.

Le Président tardoit un peu dehors. Nous en badinâmes & rîmes entre nous de ce qui probablement ne les désespéroit pas alors. Suivant le caractere des absens, nous jugions que l’emploi de leur tems étoit leur plus sérieuse affaire; & que s’ils avoient quelque compte à rendre ce ne seroit pas d’y avoir laissé un grand vuide à remplir.

Ceux qui badinent des autres sont toujours punis. En critiquant son prochain on agit souvent de même; la morale est très-foible vis-à-vis le plaisir. Otez cette palatine, dis-je à Laurette; elle doit vous gêner. Cette garniture de robe est bien gaie. Il faut avouer que la Duchap 4 4 Marchande de mode vis-à-vis l’Opéra. a un grand goût pour ces riens-là, si elle a le talent de vous les vendre au poids de l’or. Que vous êtes charmante, continuai-je! le vin de Chably vous a mis un feu divin dans les yeux. Votre gorge est toute couverte de poudre: que je l’ôte! J’y portai le doigt légérement; j’aurois voulu alors être un autre Jonathas. 5 5 Rois 3. Que je voie votre bague: vous avez les doigts bien pris! Je saisis sa main, je la baisai; elle prit la mienne, elle la serra: une main qui serre veut quelque chose, je lui donnai un baiser de tout mon cœur, & redoublai à plusieurs reprises, en faveur d’une belle bouche qui s’offroit toujours à mon passage. Mon ardeur augmentoit, son feu se communiquoit au mien; déjà nos yeux fixés les uns sur les autres se demandoient ce qu’ils ne peuvent qu’indiquer: nous nous approchâmes d’un canapé qui étoit auprès de nous, & vers lequel le parquet ciré conduisit, peut-être malicieusement, nos sieges. Ce fut alors que, sans rien détailler, je m’occupait essentiellement de mon devoir. Je m’oubliai comme elle; nous nous égarâmes ensemble: ce que je sais, c’est que nous tombâmes dans une espece de précipice où elle aidoit à m’ensévelir, & dans lequel je serois encore, si, au contraire de ce qui arrive ordinairement, il ne falloit pas être extrêmement fort pour y demeurer long-temps. Nous sortîmes de notre léthargie, & en rougissant de ce que nous sentions, nous désirions d’en sentir encore davantage. C’est bien-là le temps d’avoir de la pudeur! vous me la passez, cher Marquis: il n’est pas permis à un homme de Robe de penser aussi généreusement qu’un Colonel de Hussards. Nous rîmes un instant après d’avoir été si fous; mais nous en fûmes si peu fâchés, que, par un baiser mutuel, nous convînmes de recommencer au premier moment à perdre la raison.

Argentine rentra en bon ordre: elle étoit en habit de combat, & se mit à éclater de rire en regardant la robe de Laurette qui avoit l’air d’avoir été de quelque partie. La physionomie n’est pas toujours trompeuse. Elle plaisanta sur ses yeux, sur les miens, & se tournant vers le canapé & l’examinant avec soin, elle assura que si je faisois une carte des lieux où j’aurois combattu, celui-ci seroit marqué en rouge. Pourquoi, disoit-elle d’un ton ironique, n’a-t-on point de foiblesses sans que les autres s’en apperçoivent? La faute se peint dans les yeux; voyez les miens, ne sont-ils pas le miroir de l’innocence? Apparemment que pour cette fois Argentine nous avoit fait faire un jugement téméraire, ou plutôt qu’elle n’étoit troublée que lorsqu’elle avoit combattu dans les regles. Défaites-vous de ces ajustements superflus, dit-elle à Laurette; restez en corset, comme je m’y suis mise: puisque nous passons ici la journée, il ne faut point de cérémonies; vos graces en seront plus aimables en négligé. Montez en haut & arrangez proprement tout sur le lit; mais de graces ne réveillez pas le Président, qui repose sur la duchesse. Laurette suivit le conseil, comme il étoit bon: elle s’aperçut qu’on ne le lui avoit donné que par quelqu’intérêt. Quelle est la femme qui soit bien aise que sa rivale soit plus brillante, & aide à la rendre telle? Aussi en nous quittant retourna-t-elle malicieusement la tête à plusieurs reprises. Les maîtres dans un art en savent tous les secrets.

C’est à moi à qui vous avez affaire maintenant, beau Conseiller, dit alors Argentine, sans autre préambule: elle avoit déjà fermé la porte, & fait un petit saut de caractere. Je vous aime, le tems est court, le Président n’a fait qu’effleurer la matiere; il a commencé le combat, il faut que vous vainquiez pour lui. Ce canapé n’a-t-il pas été témoin de votre courage? Il est poudreux; mais je crains peu la poussiere: elle est honorable lorsqu’elle est prise au champ de bataille. Elle dit, elle m’embrasse, je lui rends avec vivacité; elle m’entraîne où j’allois assurément très-volontiers. Rien n’est tel qu’une femme qui a du tempérament, & qui a été frustrée dans son attente. Ce n’est plus goût, c’est passion; ce n’est plus transport, c’est fureur: je ne crois pas qu’il y ait quelque chose dans le monde de plus vif que la possession d’un objet de ce genre. Bref, j’attaquai une place qui s’étoit offerte à moi: combattant avec courage, & vainqueur avec gloire, j’étendis mes conquêtes dans un climat dont on m’avoit facilité les entrées. Argentine & moi sortîmes de notre ébat très-satisfaits; & si elle ne fut pas surprise de ma valeur, elle eut lieu de s’en glorifier. Que Rozette vienne présentement, disoit-elle, je lui souhaite beaucoup de satisfaction: nous serons amies ensemble, & je vous prie même de lui témoigner combien je l’aime. Jugez, cher Marquis, si Argentine m’avoit laissé les moyens de lui témoigner quelque chose.

Cependant arriva Laurette. Ce canapé est contagieux, on ne peut en approcher sans s’en ressentir, dit-elle: voyons aussi vos yeux, Argentine; & les votres, Conseiller? Cela suffit: il faut avouer que ma bonne amie est bien tranquille; elle ressemble au grand Condé, qui n’étoit jamais d’un plus grand sens-froid qu’au milieu d’une bataille. Le Président repose, vuidons cette bouteille de Frontignan pendant son sommeil. Vous êtes pensif, cher Conseiller: vous avez un air respectueux; il ne faut marquer du respect aux Dames que lorsque vous ne pouvez pas leur en manquer.

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