Claude Ragon - Du bois pour les cercueils

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Le commissaire Gradenne prend froid dans l'hiver du Jura. A la manière de Maigret, enquête « grippée », gendarmes trop « pressés » comme ce corps broyé par la machine ?
Quelle idée aussi de confier à des officiers de marine à la retraite le renflouement d'une usine, dans ce « port de mer » sous la neige, au milieu des forêts !
Vous reprendrez bien de cette Morteau, mijotée dans la potée de la veille, accompagnée d'un Poulsard… ? Avec un Comté de plus de dix-huit mois, on vous recommande ce jeune lieutenant de 30 ans d'âge sans beaucoup d'affinage à la PJ, mais avec du… nez, avisé et goûteux !
Ingénieur dans l'industrie de transformation du bois,
connaît à cœur le massif jurassien, ses habitants et leur caractère âpre. Cet univers minéral, végétal et humain inspire une écriture également rude et attachante.

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Claude Ragon

Du Bois Pour Les Cercueils

Le Prix du Quai des Orfèvres a été décerné sur manuscrit anonyme par un jury présidé par Monsieur Christian Flaesch, Directeur de la Police judiciaire, au 36, quai des Orfèvres. Il est proclamé par M. le Préfet de Police.

Novembre 2010

À Maya, pour sa patience et sa compréhension.

Au commissaire Marcel Gaden, contrôleur général honoraire de la Police nationale, pour ses conseils pertinents.

Aux compagnons de l’industrie du bois qui œuvrent de façon anonymedans des conditions difficiles.

Chapitre Un

— Bruchet ! Le patron veut te voir.

Le lieutenant Quentin Bruchet ne se fit pas répéter l’invitation et se dirigea aussitôt vers le bureau du commissaire Gradenne. Arrivé seulement depuis trois mois, il n’avait pas encore eu l’occasion de participer à une enquête intéressante à défaut d’être passionnante. Son travail avait jusque-là consisté principalement à recevoir des dépositions et à rédiger des rapports relatifs à de petites et banales activités délictueuses. Après plusieurs années de carrière dans la police, il venait enfin d’accéder à la mythique PJ, au détachement de Besançon, en rêvant d’enquêtes à la « Sherlock Holmes ». En homme désireux d’action, il avait hâte d’aller « sur le terrain », lassé de n’être utilisé qu’à des tâches administratives, déçu que l’horizon de sa carrière défile derrière un écran d’ordinateur.

Sa promotion récente correspondait aussi à une restructuration du service qui n’avait pas favorisé les occasions de nouer des relations entre les équipes. Celles-ci étaient en voie de constitution, et chacun cherchait ses marques. Seul un ancien, le capitaine Maurice Ledran, ne semblait pas se soucier de la réorganisation et restait un peu en retrait, observant les nouveaux d’un œil curieux mais bienveillant.

Bruchet se sentait particulièrement esseulé, et cela ne contribuait pas à lui remonter le moral. Cet été, il avait fait la connaissance de Chloé Nartier, étudiante préparant un CAPES d’anglais. Mais la jeune femme avait obtenu pour un an un poste de lectrice à l’Université de Manchester. Quentin avait alors été satisfait d’être nommé à la PJ, même s’il ne s’agissait pas bien sûr du célèbre Quai des orfèvres. Il espérait ainsi que l’intérêt de ses nouvelles responsabilités lui ferait supporter la rigueur du climat et l’absence temporaire de Chloé. Il ouvrait chaque jour fébrilement sa boîte à lettres dans l’espoir d’y trouver une enveloppe timbrée à l’effigie d’Elizabeth II.

Mais, trêve de considérations sentimentales, la priorité était de rejoindre le bureau du commissaire Gradenne avec l’espoir de se voir confier enfin une mission valorisante.

— Entrez, Bruchet, asseyez-vous ! Je vais avoir besoin de vous. Vous n’avez rien d’important en cours en ce moment, si j’ai bien compris ?

Le commissaire poursuivit sans laisser au jeune policier le temps de répondre. La question avait été posée pour la forme, sa décision était déjà prise.

— Bon ! Voilà de quoi il s’agit. Nous allons partir pour Berthonex. Vous connaissez ?

— Non !..

— Moi non plus ! Tout ce que j’en sais, c’est que c’est un petit bled perdu dans le sud du Doubs, pas très loin de la forêt de la Joux. Cette bourgade compte de mille à quinze cents habitants, avec pour activités économiques, de l’agriculture — surtout de l’élevage —, un peu d’artisanat et, principalement, une usine de transformation de bois.

Le commissaire Gradenne chaussa ses lunettes.

— Ah ! Voilà. J’avais oublié le nom de la boîte : Polybois . Pour autant que je sache vraiment, cette entreprise récupère tous les déchets des scieries des alentours, et les transforme en produits divers. Avec toutes les forêts du coin, ils ne doivent pas manquer de matière première.

— Qu’allons-nous faire là-bas ?

— Bonne question ! J’allais y venir. Je voulais d’abord voir votre réaction à la perspective d’aller vous enterrer en plein mois de janvier au cœur des forêts du Jura. Vous n’avez pas bronché ! J’en connais plus d’un qui aurait fait la grimace. Vous êtes en forme, au moins ?

Et sans attendre la réponse de Bruchet sur son état de santé, il poursuivit :

— Parce que j’ai déjà deux enquêteurs au tapis pour bronchite ou je ne sais quoi, il me faut donc quelqu’un de résistant.

— Pas de problème, commissaire.

Bruchet se demanda au passage s’il n’héritait pas de cette mission parce que d’autres avaient traîné les pieds ou parce qu’il était le seul à rester disponible. Peu importe ! Si c’était un bizutage, il l’acceptait volontiers et il sourit intérieurement, comme il aurait supporté n’importe quoi pour échapper à la routine administrative.

Gradenne se leva et vint s’asseoir dans le fauteuil placé à côté du lieutenant, de l’autre côté du bureau.

— Depuis votre arrivée dans le service, nous n’avons guère eu le temps de bavarder. Ce déplacement sera une occasion pour nous de faire connaissance. Et puis, pour ne rien vous cacher, je n’aime guère conduire, surtout en cette saison. Mais rassurez-vous, je ne vous prends pas comme simple chauffeur. Il me faut un bon flic pour me seconder. J’ai bien peur que cette enquête ne soit pas évidente. C’est pourquoi j’ai besoin d’un œil neuf et jeune, celui de quelqu’un qui ne serait pas encore trop déformé par la paperasse…

Il avait fini sa phrase en regardant Bruchet, un sourire au coin des lèvres. Cette expression suffisait à répondre aux questions que le jeune policier se posait. Non, il ne serait pas « simple » chauffeur et il pouvait désormais se féliciter que son supérieur n’ait pas de tendresse particulière pour les formalités officielles. Il n’était pas dupe non plus du petit coup de brosse à reluire de son patron. Celui-ci n’avait aucune raison de le qualifier de « bon flic » puisqu’il n’avait encore rien fait qui puisse justifier cette appréciation. Cette flatterie devait-elle cacher des désagréments en perspective ?

— Pourquoi ce déplacement ?

Gradenne soupira, se passa la main sur le front puis se frotta les yeux.

— Le directeur de Polybois a été retrouvé mort en pleine nuit dans son usine. Après une enquête classique, la brigade de gendarmerie locale, basée à Crampigny juste à côté de Berthonex, a conclu assez rapidement à un accident. L’affaire en serait sans doute restée là, mais…

Gradenne s’interrompit et fit une petite grimace signifiant que le cas commençait à devenir délicat.

— Mais… ?

— Mais le procureur a reçu une lettre anonyme plutôt troublante. D’ordinaire, on n’en tient pas compte, mais celle-ci a suffi à entretenir un doute dans son esprit au point de justifier un complément de recherche. Voilà pourquoi nous devons entreprendre une enquête préliminaire sur ce qui est un accident jusqu’à preuve du contraire.

— Vous avez cette lettre ?

— Oui, j’en ai gardé la copie. La voici.

Le commissaire se leva et lui montra une feuille tirée du dossier. Le texte était écrit d’une main malhabile.

Monsieur le Procureur,

Les aparances sont souvent tronpeuses. De fauses évidences peuve cacher la vérité. Bernard Verdoux a-t-il vraiment été victime d’un accident ? En avé-vous la preuve absolu ? iréfutable ?

Saviez-vous que Verdoux n’avai pas que des amis ?

Permetez-moi de rester inconu car il y va de ma sécurité.

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