Robert J. Sawyer
Un procès pour les étoiles
Car la Justice, quoiqu’on la peigne aveugle, tend à pencher du côté du plus faible.
Samuel BUTLER (1612–1680)
Pour Edo et Roberta Van Belkom,
avec mes amitiés et mes remerciements.
Le lieutenant de vaisseau passe sa tête rasée à l’intérieur du carré du porte-avions :
— Il y en a encore pour deux bonnes heures, messieurs. Je vous conseille de dormir un peu.
Frank Nobilio (pas très grand, la cinquantaine poivre et sel) occupe une chaise en métal et vinyle. Il est vêtu d’un complet marine, d’une chemise bleu pâle et sa cravate dénouée flotte autour de son cou.
— Du neuf ? demande-t-il.
— Comme prévu, nous allons nous faire coiffer sur le poteau par un sous-marin russe. Et un paquebot brésilien a changé de cap afin d’aller jeter un coup d’œil.
— Un paquebot ! s’exclame Frank, exaspéré, en levant les bras au ciel.
Il se tourne vers Clete, vautré sur une chaise pareille à la sienne, qui étale ses immenses panards chaussés de tennis sur la table devant lui. Clete hausse les épaules, un large sourire aux lèvres.
— Plus on est de fous et plus on rit, pas vrai ? dit-il avec cet accent du Tennessee qui fait la joie des imitateurs.
— On ne pourrait pas interdire l’accès de la zone ? demande Frank à l’officier.
— Pas au milieu de l’Atlantique, monsieur. On est en plein dans les eaux internationales. Ce paquebot a autant que nous le droit d’être là.
— La Croisière s’amuse chez E.T ., maugrée Frank. Ça ira, merci, lance-t-il à l’officier qui se retire.
— Sûrement des créatures aquatiques, reprend Frank à l’adresse de Clete.
— Pas sûr. Nous-mêmes, on a longtemps fait amerrir nos engins. Si je me rappelle bien, ce porte-avions a récupéré un jour un module d’ Apollo …
— Parce qu’à l’époque, il était plus facile de les faire poser sur l’eau que sur la terre ferme, lui rétorque Frank.
— Ah bon ? Je croyais que c’était parce qu’on les faisait décoller au-dessus de l’océan.
— La navette aussi part de cap Canaveral et ça n’empêche qu’elle se pose au sol. C’est une question d’avancée technologique. Pour des êtres terrestres, du moins.
— Tu oublies ce que vient de dire ce garçon, Frank : « On est en plein dans les eaux internationales. » À mon avis, il leur a suffi de nous observer pour se rendre compte que le seul endroit de cette fichue planète où on pouvait se poser sans que ça fasse tout un binz, c’était l’océan.
— Allons donc ! Je doute qu’ils soient arrivés à déchiffrer nos émissions radio ou télé, et d’autre part…
— Pourquoi veux-tu qu’ils se donnent autant de mal ?
Clete est un grand échalas d’une quarantaine d’années, aux oreilles en chou-fleur et à la tignasse rousse.
— Simple affaire de déduction : la division de la Terre en sept continents implique une évolution régionale, génératrice de conflits dès lors que la technologie a atteint un niveau propice aux déplacements intercontinentaux.
Frank paraît accuser le coup, puis il regarde sa montre pour la troisième fois en l’espace de quelques minutes.
— Nom de Dieu ! Si on pouvait presser un peu le mouvement…
— Une seconde, le coupe Clete.
Dépliant un bras interminable, il dirige la télécommande vers le téléviseur couleurs fixé au mur et monte le son. Le porte-avions capte les programmes de CNN par satellite.
— … De plus amples détails, fait le vieux Lou Waters. Hier soir, les observateurs civils et militaires du monde entier ont eu la surprise de voir pénétrer dans notre atmosphère, juste au-dessus du Brésil, un objet qu’ils ont d’abord pris pour une météorite géante.
Le visage de Waters est remplacé par l’image granuleuse, typique d’un caméscope, d’un objet indéfinissable traversant un ciel clair.
— Mais parvenu aux basses couches de l’atmosphère, l’objet a modifié sa trajectoire de sorte que tout ce que la planète compte de radars et de télescopes a bientôt été braqué sur lui. Le gouvernement des États-Unis lui-même a reconnu que, selon toute vraisemblance, il s’agit d’un vaisseau spatial d’origine inconnue. Karen Hunt devrait nous en apprendre davantage. Karen ?
Une jolie jeune femme noire apparaît à l’écran, filmée devant l’Observatoire de Griffith Park.
— En effet, Lou. Cela fait des lustres que l’être humain se demande s’il est seul dans l’univers. Eh bien, il semble qu’on tienne enfin la réponse. Les appareils militaires russes et américains qui ont survolé la zone depuis hier refusent toujours de divulguer leurs images. Pourtant, nous sommes en mesure de diffuser un document exclusif, tourné à l’aide d’une caméra vidéo amateur par le passager d’un avion de ligne marocain qui faisait route vers Brasilia il y a trois heures à peine.
Malgré la piètre qualité de l’image, on distingue parfaitement une espèce d’immense bouclier flottant à la surface d’une mer grisâtre. Il change continuellement de couleur, passant par toutes les nuances du spectre, avec de longs intervalles de noir entre le violet et le rouge.
Le plan suivant montre un homme entre deux âges, l’air austère et la barbe en broussaille. Un banc-titre indique : « ARNOLD HAMMERHILL, PHYSICIEN DE L’INSTITUT SCRIPPS. »
— Pour apprécier la taille de l’appareil, il faudrait connaître l’altitude de l’avion ainsi que la distance focale de la caméra qui a pris ces images. Néanmoins, compte tenu de la hauteur des vagues et des prévisions maritimes de ce jour pour la zone concernée, je dirais qu’il mesure entre dix et quinze mètres de long.
Un graphique s’affiche, où l’on voit un vaisseau moitié moins long qu’une navette spatiale.
— Le porte-avions américain Kitty Hawk fait route vers le point de chute du vaisseau, reprend la voix de la journaliste. Ce matin, le conseiller scientifique du Président, Francis Nobilio (photo noir et blanc de Frank, datant d’avant ses premiers cheveux gris) et l’astronome Cletus Calhoun, bien connu pour ses interventions dans l’émission de vulgarisation de la chaîne PBS, Great Balls of Fire (extrait d’émission montrant Clete au bord du cratère de Barringer, en Arizona) ont été transportés à bord par un avion militaire. Le Kitty Hawk devrait atteindre sa destination d’ici une heure et demie. À vous, Atlanta.
Retour au studio de CNN, plan américain de Lou Waters et Bobbie Battista.
— Merci, Karen, fait Battista. Avant que le docteur Calhoun ne quitte les États-Unis, notre correspondant scientifique, Miles O’Brien, a pu l’interviewer ainsi que le professeur Packwood Smathers, chargé de la chaire d’exobiologie à l’université de Toronto…
O’Brien apparaît face à deux écrans géants. À gauche, Smathers (TORONTO), à droite, Clete (LOS ANGELES).
— Messieurs, merci d’avoir accepté de nous répondre à l’improviste, attaque O’Brien. Eh bien, il semble que l’incroyable ait fini par arriver ? On dirait qu’un vaisseau extraterrestre s’est posé en plein Atlantique. À votre avis, docteur Smathers, que va-t-on découvrir à son bord ?
Smathers est la parfaite illustration du type professoral : chevelure blanche, barbe soignée, veste sport havane avec des pièces de cuir aux coudes.
— En premier lieu, on ne peut exclure que le vaisseau soit inhabité et qu’il ait été envoyé dans le seul but de nous sonder. Les Vikings, déjà, avaient coutume de…
— Z’avez vu la taille de l’engin ? le coupe Clete. Bon sang, Woody, pourquoi serait-il si gros s’il était vide ? En plus, on dirait qu’il a des hublots…
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