Thilliez, Franck - L'anneau de moebius
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Il savait exactement ce qu’il allait faire. Il l’avait rêvé, et à présent, il le vivait. Son futur le fracassait de plein fouet.
Son faisceau jaunâtre croisa un miroir. Abasourdi, drogué de désespoir, il s’arrêta devant et vérifia chaque détail. L’hématome à l’œil, les trois griffures, la veste de pêcheur… Tout y était, absolument tout ! Il serra le poing et, hors de lui, écrasé de souffrance, tapa de toutes ses forces contre la surface réfléchissante.
Il comprenait, de mieux en mieux, au fur et à mesure qu’il avançait.
Il comprenait l’incompréhensible.
La boucle temporelle se refermait, là, maintenant.
Stéphane devenait Stéfur. Il n’avait toujours été qu’un. L’autre, celui de ses rêves, n’existait pas en tant que tel. Cet autre, c’était lui. Ici et maintenant.
Il secoua la tête et fonça en direction de la cave. Les bouteilles ne pouvaient pas être comme dans le rêve, il les avait inversées !
Il pria de tout son cœur pour que leur position soit différente, pour qu’au moins une infime partie de son destin ait pu changer. Se prouver à lui-même qu’il n’était pas qu’une marionnette. Qu’il aurait pu, avec d’autres efforts, sauver Sylvie. L’arracher des griffes du monstre.
Le rai de lumière descendit lentement vers les bouteilles. Et il observa, les yeux remplis de larmes.
Le bordeaux au-dessus, le bourgogne en dessous.
Comme dans le rêve. Ces saloperies de bouteilles étaient positionnées comme dans le rêve. Quelqu’un d’autre, Sylvie peut-être, avait dû les inverser à nouveau. Sa femme… Sa femme l’avait peut-être cru dans ses tout derniers instants.
Il se laissa tomber sur les genoux, poussant un long gémissement. La lampe roula, le faisceau éclaira les traces de piqûres sur son avant-bras. Et il pleura, le front au sol, le nez dans la poussière, la poussière dans la bouche, avant que la colère le fasse se redresser.
Il était devenu Stéfur ! Il était le type de ses songes !
Dans sa détresse, il saisissait le sens de tout ceci : un Stéphane passé devait rêver de lui. Un Stéphane identique à lui-même, qui venait d’arrêter les antidépresseurs, qui allait se rendre compte qu’il rêvait et voyait le futur. Et que finalement, il n’y pourrait rien changer.
Un Stéphane qui évoluait six jours et vingt heures auparavant.
Il devenait le Stéfur d’un Stéphane du passé. Il devenait celui dont ce Stéphane allait rêver.
Tout s’embrouilla sous son crâne. L’éternel recommencement. L’anneau de Mœbius.
Dans une parcelle de son cerveau, il entendit sa femme hurler à l’aide.
Comment avertir le Stéphane du passé ? Quand allait-il rêver ? Quelles secondes de sa vie allait-il partager ?
Et Sylvie…
Avec la lampe, il fouilla autour de lui, trouva la craie au-dessus du tas de charbon, cette craie qu’il avait lui-même dénichée, et se mit à écrire sur les murs.
— Quand ? Quand liras-tu tout cela ?
Il nota tout ce qu’il pouvait, sans organisation aucune, sans réflexion, alors qu’il voyait encore le sang des draps, qu’il sentait encore l’immonde odeur de putréfaction. « Tu rêves d’un futur décalé de six jours et vingt heures. Tu dois ignorer ces rêves. Ignore-les tous ! Ignore Mélinda, ignore-moi, ignore tout ce que tu peux ignorer. Le 10 mai, Sylvie va mourir. Sauve-la. Sauve-la, tu as compris ? » Il se rendit compte qu’il écrivait pratiquement dans le noir, et que, de surcroît, ses phrases ne véhiculaient qu’ambiguïtés et non-sens. Comment Stépas, le Stéphane du passé, pourrait ignorer ses rêves, alors qu’il lui annonçait clairement que Sylvie allait mourir ? Il barra cette dernière phrase, « Sylvie va mourir », jusqu’à ce que la craie disparaisse définitivement entre ses doigts. Au moment où il voulut ramasser sa lampe, quelqu’un surgit, derrière lui, l’arme au poing.
Vic rempocha son Sig Sauer en tremblant.
— Je t’ai entendu hurler, je pensais que… Laisse tomber…
Stéphane s’appuya contre un mur. Plus rien n’existait, hormis le visage de Sylvie, dans sa tête.
— Ma femme… Qu’est-ce qu’il lui a fait…
Le flic serra les mâchoires. Il détesta soudain son métier, cette région. Il réalisa qu’il n’avait rien à faire dans une brigade de police, avec des types qui le répugnaient, qui brassaient du sang et des tripes à longueur de journée.
— Son corps est parti pour l’institut médicolégal, mais notre légiste va faire au mieux pour le respecter.
— Le respecter ?
Stéphane se recroquevilla, les mains sur la tête.
— Tu crois que je ne sais pas comment tout ça fonctionne ?
— Tu pourras lui faire un bel enterrement.
— Un enterrement… Un enterrement… Il pleuvra, ce jour-là… Et tu seras là, à mes côtés, devant la tombe.
Ses yeux n’étaient plus que deux puits de larmes.
— Je ne réussirai pas à vivre avec ça, Vic. C’est impossible. En même temps, je… je sais que je n’aurai jamais le courage de me flinguer. Parce que… Parce que…
Le lieutenant s’agenouilla devant lui et lui prit les mains.
— On tient quelque chose, Stéphane. Pour la première fois depuis le début de cette affaire, on tient quelque chose de concret. Et c’est grâce à toi. Grâce à toi, tu m’entends ?
Stéphane leva un regard triste.
— Plus rien n’a d’importance… Tout ce que nous avons voulu éviter n’a servi qu’à… le créer… Je ne suis qu’un point qui avance sur un anneau sans fin.
— Non, rappelle-toi, ton coup de fil passé depuis la brigade, vers 23 h 00. Le téléphone a sonné dans ta chambre, et l’assassin a entendu le message adressé à ta femme. Ça l’a fait paniquer. Et il a commis des erreurs.
Stéphane n’écoutait pas vraiment, son expression était vide. Sylvie, morte…
— Dans la panique, il a laissé un sac à dos avec une boîte hermétique, remplie de viande putréfiée. Des morceaux de charogne.
— Des… Des charognes…
— C’est de là que provient l’odeur abandonnée sur les scènes de crime. Tu as changé le futur, Stéphane. Tu as vraiment changé le futur. Tu vas peut-être empêcher qu’il y ait de nouvelles victimes.
— J’ai regardé les photos des autres cadavres, dans mes rêves, répondit Stéphane d’une voix éteinte. J’ai vu les tortures infligées à ces femmes. C’est ce qu’il a fait à Sylvie, hein ?
— Non, non. Ce n’était pas pareil ici… Il n’a pas eu le temps. Ta femme n’a pas souffert. Je te le jure.
Stéphane s’étrangla dans un sanglot, puis désigna les phrases, sur le mur de la cave.
— J’ai noté ça, mais… mais je sais que ça ne servira à rien. Si je n’ai rien pu changer, c’est que… le Stéphane du passé, le moi d’il y a une semaine, ne changera rien non plus. Rien n’a pu être empêché, ou même dévié. Tout ceci est… vain.
60. JEUDI 10 MAI, 06 H 54
Plus rien n’existait. Juste quelques sons lointains, accompagnés des premières lueurs du jour. Stéphane se releva lentement du sofa, la tête douloureuse, les yeux gonflés et brûlants. Lorsqu’il aperçut le visage blanc et tiré de Vic, en face de lui, tout lui revint d’un coup, comme une avalanche sous son crâne. Il resta là un bon moment, sans bouger.
Il voulut empoigner la bouteille de whisky sur la table basse, mais Vic l’en empêcha.
— Non, Stéphane.
— Et maintenant ? Qu’est-ce que je deviens ? On m’emprisonne ? On m’interne ? On ne me laisse même pas enterrer ma femme ?
Le flic se frottait les mains nerveusement. Les équipes avaient quitté la demeure.
— Rien de tout ça. On va faire ce qu’on fait d’ordinaire. Contacter des organismes d’aide aux familles, et…
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