Carlos Zafón - Le jeu de l'ange

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La jeune fille fit non.

— M. Sempere m'a assuré que tu as du talent.

Isabella haussa les épaules et me gratifia d'un sourire sceptique.

— En règle générale, ajoutai-je, plus on a de talent, plus on doute d'en avoir. Et vice versa.

— Dans ce cas, je dois être un prodige, répliqua-t-elle.

— Bienvenue au club. Alors, que puis-je faire pour toi ?

Elle gonfla à fond ses poumons.

— M. Sempere m'a dit que vous pourriez peut-être lire mes textes et me donner votre opinion avec quelques conseils.

Je la regardai dans les yeux pendant quelques secondes sans répondre. Elle soutint mon examen sans sourciller.

— C'est tout ?

— Non.

— C'est bien ce que je pensais. Quel est le chapitre deux ?

Elle hésita à peine quelques instants.

— Si ce que vous lisez vous plaît et si vous croyez que j'ai des dispositions, j'aimerais que vous me permettiez d'être votre secrétaire.

— Qu'est-ce qui te fait croire que j'ai besoin d'une secrétaire ?

— Je peux ranger vos papiers, taper à la machine, corriger des erreurs et des fautes…

— Des erreurs et des fautes ?

— Je ne voulais pas insinuer que vous commettez des erreurs…

— Qu'est-ce que tu voulais insinuer, alors ?

— Rien. Mais quatre yeux voient toujours mieux que deux. Et puis je peux m'occuper de la correspondance, faire des commissions, vous aider à chercher de la documentation. En plus, je sais cuisiner et je peux…

— Tu me demandes un emploi de secrétaire ou de cuisinière ?

— Je vous demande de me donner une chance.

Isabella baissa les yeux. Je ne pus réprimer un sourire. Malgré moi, je trouvais cette étrange jeune fille sympathique.

— Voilà ce que nous allons décider. Apporte-moi les vingt meilleures pages que tu aies écrites, celles dont tu crois qu'elles montrent le meilleur de ce que tu sais faire. Ne m'en donne pas davantage, parce que je n'ai pas l'intention d'en lire une de plus. Je les regarderai tranquillement et, selon ce que j'en penserai, nous discuterons.

Son visage s'illumina et, un instant, le voile de dureté et de raideur qui recouvrait ses traits s'évanouit.

— Vous ne vous en repentirez pas, déclara-t-elle.

Elle se leva et me dévisagea nerveusement.

— Est-ce que je peux vous les apporter chez vous ?

— Dépose-les dans la boîte à lettres. C'est tout ?

Elle fit signe que oui à plusieurs reprises et se retira du même pas court et nerveux. Quand elle fut sur le point de se retourner et de se mettre à courir, je l'appelai.

— Isabella ?

Elle m'adressa un coup d'œil interrogateur, empreint d'une subite inquiétude.

— Pourquoi moi ? Et ne me raconte pas que c'est parce que je suis ton auteur préféré et toutes les flatteries que Sempere t'a conseillées pour m'embobiner, car si tu le fais, cette conversation aura été la première et la dernière.

Isabella hésita un instant. Elle m'offrit un regard clair, dénué de tout calcul.

— Vous êtes le seul auteur que je connais.

Elle me sourit, effrayée, et repartit avec son cahier, son pas incertain et sa sincérité. Je la vis tourner au coin de la rue Mirallers et disparaître derrière la cathédrale.

5.

En rentrant chez moi à peine une heure plus tard, je la trouvai assise devant mon portail, m'attendant avec, à la main, ce que je supposai être sa nouvelle. À mon arrivée, elle se leva et s'efforça de sourire.

— Je t'avais dit de la laisser dans la boîte à lettres.

Isabelle acquiesça et haussa les épaules.

— Pour vous remercier, je vous ai apporté un peu de café du magasin de mes parents. C'est du colombien. Excellent. Le café n'entrait pas dans la boîte et j'ai pensé que ce serait mieux de vous attendre.

Une telle excuse ne pouvait sortir que de l'imagination d'une romancière en herbe. Je soupirai et ouvris le portail.

— Entre.

Je montai l'escalier, Isabelle me suivant quelques marches plus bas comme un petit chien.

— Est-ce qu'il vous faut toujours autant de temps pour prendre votre petit déjeuner ? Ce n'est pas que ça me dérange, bien sûr, mais comme ça fait presque trois quarts d'heure que je vous attendais, je commençais à m'inquiéter et j'ai pensé pourvu qu'il n'ait pas avalé quelque chose de travers, pour une fois que je rencontre un écrivain en chair et en os ça ne m'étonnerait pas, avec ma chance habituelle, qu'il se soit étranglé avec une olive et ça serait la fin de ma carrière littéraire, lâcha la jeune fille à la vitesse d'une mitrailleuse.

Je m'arrêtai à mi-parcours et la toisai de l'air le plus hostile possible.

— Isabella, pour que ça marche entre nous, nous allons devoir établir un certain nombre de règles. La première est que les questions, c'est moi qui les pose, toi tu te limites à y répondre. Quand il n'y a pas de questions de ma part, abstiens-toi de ton côté de réponses et de discours spontanés. La deuxième règle est que je prends le temps que ça me chante pour mon petit déjeuner comme pour tout autre repas ou pour regarder voler les mouches, et que ça ne constitue pas un objet de débat.

— Je ne voulais pas vous offenser. Je comprends très bien qu'une digestion lente facilite l'inspiration.

— La troisième règle est que je ne tolère pas le sarcasme avant midi. Nous sommes d'accord ?

— Oui, monsieur Martín.

— La quatrième est que tu ne m'appelleras jamais monsieur Martín, même le jour de mon enterrement. Je dois te paraître un fossile, mais moi, ça me plaît de croire que je suis encore jeune. D'ailleurs, je le suis, un point c'est tout.

— Comment je dois vous appeler ?

— Par mon prénom : David.

La jeune fille fit signe qu'elle avait compris. J'ouvris la porte de l'étage et la priai d'entrer. Elle hésita un instant puis, d'un petit saut, franchit le seuil.

— Je crois que vous avez l'air encore jeune pour votre âge, David.

— Quel âge me donnes-tu ?

Isabella m'inspecta des pieds à la tête et sembla calculer.

— Dans les trente ans ? Mais vous les portez bien, vous savez ?

— Fais-moi le plaisir de te taire et de préparer une cafetière pour cette mixture que tu as apportée.

— Où est la cuisine ?

— Cherche-la.

Nous partageâmes ce délicieux café colombien assis dans la galerie. Tout en tenant son bol Isabella me regardait du coin de l'œil lire les vingt pages qu'elle m'avait remises. Chaque fois que je passais à la page suivante et levais les yeux, je rencontrais son expression anxieuse.

— Si tu restes là plantée comme un poireau à me contempler, ça va prendre beaucoup de temps.

— Qu'est-ce que vous voulez que je fasse ?

— Tu ne voulais pas être ma secrétaire ? Alors, aide-moi. Cherche quelque chose qui a besoin d'être rangé, par exemple, et range-le.

Isabella inspecta les alentours.

— Tout est en désordre.

— C'est l'occasion ou jamais.

Elle acquiesça et partit à la chasse au chaos et au fouillis qui régnaient dans mon séjour avec une détermination militaire. J'entendis ses pas s'éloigner dans le couloir et poursuivis ma lecture. Le fil conducteur de la nouvelle était presque insignifiant. Elle relatait avec une sensibilité aiguë et des mots bien articulés les sensations et les frustrations qui défilaient dans la tête d'une jeune fille confinée dans une froide mansarde du quartier de la Ribera d'où elle contemplait la ville et les passants aller et venir dans les ruelles étroites et obscures. Les images et la musique triste de sa prose trahissaient une solitude qui frisait le désespoir. La jeune fille de la nouvelle passait les heures prisonnière de son monde et, par moments, s'affrontait à un miroir et s'infligeait des estafilades aux bras et aux cuisses avec un éclat de verre qui laissaient des cicatrices pareilles à celles que l'on pouvait deviner sous les manches d'Isabella. J'étais sur le point de terminer ma lecture quand je m'aperçus que la jeune fille m'examinait depuis la porte de la galerie.

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