Carlos Zafón - Le jeu de l'ange

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— Allons chez moi. Ce ne sont vraiment pas les chambres qui manquent.

J'avisai un porteur qui était sorti sur le seuil pour regarder l'orage et tenait à la main un énorme parapluie. Je lui proposai de le lui acheter pour une somme cinq fois supérieure à son prix. Il me le céda en me gratifiant d'un sourire obséquieux.

À l'abri de ce parapluie, nous nous aventurâmes sous le déluge en direction de la maison de la tour où, entre rafales de vent et flaques d'eau, nous arrivâmes dix minutes plus tard complètement trempés. L'orage avait coupé le courant, et les rues étaient plongées dans une obscurité liquide, à peine percée par les quinquets ou les bougies qui projetaient leur lumière depuis les balcons et les porches. Je ne doutai pas que la magnifique installation électrique de ma maison eût été la première à succomber. Nous dûmes monter les escaliers à tâtons et, à l'étage, les éclairs qui se succédaient firent ressortir son aspect, encore plus funèbre et plus inhospitalier qu'à l'ordinaire.

— Si tu as changé d'idée et si tu préfères que nous cherchions un hôtel…

— Non, ça va. Ne t'inquiète pas.

Je laissai la valise de Cristina dans le vestibule et allai dans la cuisine prendre une boîte de bougies et de cierges que je gardais dans le placard. Je les allumai un à un et les fixai sur des assiettes, dans des verres et des coupes. Cristina m'observait depuis la porte.

— C'est l'affaire d'une minute, l'assurai-je. J'ai l'habitude.

— On se croirait dans une cathédrale, dit-elle.

Je l'accompagnai dans une chambre à coucher qui ne servait jamais mais que je conservais entretenue et propre, au cas où, un jour, Vidal aurait trop bu pour pouvoir rentrer chez lui et resterait passer la nuit.

— Je t'apporte tout de suite des serviettes propres. Si tu n'as pas de vêtements pour te changer : je peux te proposer la vaste et sinistre garde-robe, style Belle Époque, que les anciens propriétaires ont abandonnée dans les armoires.

Mes maladroites tentatives d'humour parvenaient à peine à lui arracher un sourire et elle se borna à acquiescer. Je la laissai assise sur le lit pendant que je courais chercher des serviettes. Quand je revins, elle était toujours dans la même position, immobile. Je mis les serviettes sur le lit et disposai quelques bougies que j'avais laissées à l'entrée afin qu'elle ait un peu de lumière.

— Merci, murmura-t-elle.

— Pendant que tu te changes, je vais te préparer un bouillon bien chaud.

— Je n'ai pas faim.

— Ça te fera quand même du bien. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas.

Je la quittai et me dirigeai vers ma chambre pour enlever mes souliers transformés en éponges. Je mis de l'eau à chauffer et, en attendant, je m'assis dans la galerie. La pluie continuait à tomber avec force, mitraillant furieusement les vitres et formant dans les chéneaux et sur la terrasse de la tour des rigoles qui, en s'écoulant, évoquaient un bruit de pas sur le toit. Dehors, le quartier de la Ribera était plongé dans une obscurité presque totale.

Au bout d'un moment, la porte de la chambre de Cristina s'ouvrit. Elle avait revêtu une robe d'intérieur blanche et jeté sur ses épaules une écharpe de laine mal assortie.

— Je t'ai emprunté ça dans une armoire. J'espère que cela ne t'ennuie pas.

— Tu peux les garder si tu veux.

Elle s'assit dans un fauteuil et promena son regard dans la pièce, en s'arrêtant sur les liasses empilées sur la table. Elle se tourna vers moi et je fis un signe affirmatif.

— Je l'ai terminé il y a quelques jours.

— Et le tien ?

Pour être sincère, je considérais les deux manuscrits comme miens, mais je me bornai à acquiescer de nouveau.

— Je peux ? questionna-t-elle, en saisissant une page et en l'approchant de la bougie.

— Naturellement.

Elle lut en silence, un léger sourire sur les lèvres.

— Pedro ne croira jamais qu'il a écrit ça, déclara-t-elle.

— Fais-moi confiance.

Cristina remit la page sur la pile et me contempla longuement.

— Tu m'as manqué, murmura-t-elle. Je ne voulais pas, mais tu m'as manqué.

— Toi aussi.

— Certains jours, avant de me rendre au sanatorium, j'allais à la gare et je m'asseyais sur le quai pour attendre le train qui montait de Barcelone en pensant que, peut-être, je te verrais.

L'émotion m'envahit.

— Je croyais que tu ne voulais pas me voir.

— Moi aussi, je le croyais. Mon père parlait souvent de toi, tu sais ? Il m'a demandé de veiller sur toi.

— Ton père était quelqu'un de bien, déclarai je. Un ami sincère.

Cristina opina avec un sourire, mais ses yeux se remplirent de larmes.

— À la fin, il ne se souvenait plus de rien. Parfois, il me confondait avec ma mère et me demandait pardon pour les années qu'il avait passées en prison. Puis des semaines pouvaient s'écouler pendant lesquelles il se rendait à peine compte de ma présence. Avec le temps, tu sens la solitude entrer en toi, et elle ne te quitte plus.

— Je suis désolé, Cristina.

— Les derniers jours, j'ai cru qu'il allait mieux. Il commençait à se remémorer des souvenirs. J'avais emporté un album de photographies qu'il gardait chez nous et je lui disais de nouveau qui était qui. Il y avait une vieille photo prise à la villa Helius où vous êtes, lui et toi, dans la voiture. Tu es au volant et mon père t'apprend à conduire. Tu veux la voir ?

J'hésitai, mais je n'osai pas interrompre cet instant.

— Bien sûr…

Cristina alla chercher l'album dans sa valise et revint avec un petit livre relié en cuir. Elle s'assit près de moi et commença à feuilleter les pages pleines de vieux portraits, d'illustrations découpées et de cartes postales. Manuel, comme mon père, avait à peine appris à lire et à écrire, et ses souvenirs étaient composés d'images.

— Regarde, vous êtes là.

J'examinai la photographie et me rappelai avec précision le jour d'été où Manuel m'avait laissé monter dans la première voiture achetée par Vidal et enseigné les rudiments de la conduite automobile. Puis nous avions sorti la voiture, roulé jusqu'à la rue Panamá et, à une vitesse de quelque cinq kilomètres à l'heure qui m'avait paru vertigineuse, nous étions allés jusqu'à l'avenue Pearson avant de revenir, moi aux commandes.

— Vous voilà devenu un as du volant, avait décrété Manuel. Si, un jour, écrire ne vous rapporte plus assez, sachez que vous avez un avenir assuré dans les courses automobiles.

Je souris en me remémorant ce moment que j'avais cru perdu. Cristina me tendit l'album.

— Garde-le. Mon père aurait aimé que ce soit toi qui l'aies.

— Il t'appartient, Cristina. Je ne peux pas accepter.

— Moi aussi, je préfère que ce soit toi qui le gardes.

— Alors je le conserve en dépôt, jusqu'à ce que tu décides de le reprendre.

Je feuilletai les pages de l'album, retrouvant des visages dont je me souvenais et en découvrant d'autres que je n'avais jamais vus. Il y avait là une photo du mariage de Manuel Sagnier avec son épouse Marta, à qui Cristina ressemblait tellement, des portraits de ses oncles et de ses grands-parents exécutés en studio, une rue du Raval où passait une procession, et les bains de San Sebastián, sur la plage de la Barceloneta. Manuel avait collectionné des vieilles cartes postales de Barcelone et des coupures de journaux où un Vidal très jeune posait devant les portes de l'hôtel Florida, en haut du Tibidabo, ou s'affichait, dans les salons du casino de la Rebasada, au bras d'une beauté à vous donner un infarctus.

— Ton père avait une véritable vénération pour don Pedro.

— Il m'a toujours répété que nous lui devions tout, répondit Cristina.

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