Carlos Zafón - L'ombre du vent
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– Vous avez d'autres livres de Carax ?
– J'en ai eu autrefois. Julián Carax est ma spécialité, Daniel. Je parcours le monde à la recherche de ses livres.
– Et qu'en faites-vous, si vous ne les lisez pas ?
L'inconnu émit un bruit sourd, une plainte d'agonisant. Je mis quelques secondes à comprendre qu'il riait.
– La seule chose que je dois en faire, Daniel. Il tira alors une boîte d'allumettes de sa poche. Il en prit une et l'alluma. Pour la première fois, la flamme éclaira son visage. J'en fus glacé jusqu'à l'âme. Ce personnage n'avait ni nez, ni lèvres, ni paupières. Sa face était un masque de peau noire et couvert de cicatrices, dévoré par le feu. C'était bien cette figure de mort qu'avait frôlée Clara.
– Je les brûle, murmura-t-il, une haine venimeuse dans la voix et le regard.
Un souffle de brise éteignit l'allumette qu'il tenait entre ses doigts, et son visage fut de nouveau plongé dans l'obscurité.
– Nous nous reverrons, Daniel. Je n'oublie jamais un visage et je crois qu'à partir d'aujourd'hui toi ne plus, dit-il lentement. Pour ton bien, et pour celui ton amie Clara, je suis certain que tu prendras la bonne décision et que tu vas régler cette situation avec M. Neri qui a tout, pour sûr, d'un faux jeton. A ta place, je ne lui accorderais pas la moindre confiance.
Sur ce, l'étranger me tourna le dos et se dirigea vers les quais, se fondant dans l'obscurité, silhouette enveloppée de son rire sinistre.
Trompeuses apparences
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De la mer arrivait au galop une chape de nuages chargés d'électricité. J'aurais dû me mettre à courir pour échapper à l'averse imminente, mais les paroles de cet individu commençaient à produire leur effet, j'avais les mains et les idées tremblantes. Je levai les yeux et vis l'orage se répandre comme des taches de sang noir entre les nuages, masquant la lune, étendant mi manteau de ténèbres sur les toits et les façades de la ville. J'essayai de presser le pas, mais l'inquiétude me rongeait et je marchais, poursuivi par la pluie, avec des pieds et des jambes de plomb. Je m'abritai sous l'auvent d'un kiosque à journaux, tâchant de mettre mes pensées en ordre et de prendre une décision. Un coup de tonnerre éclata tout près, comme le rugissement d'un dragon passant l'entrée du port, et je sentis le sol vibrer sous moi. Quelques secondes plus tard, la mince et fragile lumière de l'éclairage électrique qui dessinait murs et fenêtres s'évanouit. Le long des trottoirs transformés en torrents, les réverbères clignotaient, s'éteignant comme des bougies sous le vent. On ne voyait pas une âme dans les rues, et l'obscurité de la panne de courant se répandit, accompagnée d'effluves fétides qui montaient des bouches d'égout. La nuit se fit opaque et impénétrable, la pluie devint un suaire de vapeur. « Pour Une femme comme elle, n'importe qui L’ombre du vent
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perdrait le sens commun... » Je remontai les Ramblas en courant, avec une seule pensée en tête :Clara.
Bernarda avait dit que Barceló était absent pour affaires. Elle avait l'habitude d'aller passer sa nuit de congé chez sa tante Reme et ses cousines, à San Adrián del Besós. Cela signifiait que Clara était seule dans l'antre de la Plaza Real, et que cet individu sans visage rôdait dans la tourmente avec ses menaces et Dieu sait quelles idées en tête. Tandis que je me hâtais sous la pluie pour gagner la Plaza Real, je ne pouvais m'ôter de l'esprit le pressentiment d'avoir mis Clara en danger en lui faisant cadeau du livre de Carax. J'arrivai à l'entrée de la place trempé jusqu'aux os. Je courus me réfugier sous les arcades de la rue Fernando. Il me sembla voir des ombres ramper derrière moi. Des clochards. Le portail était fermé. Je cherchai sur mon trousseau de clefs celles que Barceló m'avait données. J'avais sur moi les clefs de la boutique, de l'appartement de la rue Santa Ana et de la demeure des Barceló. Un des vagabonds s'approcha, en me demandant à voix basse si je pouvais le laisser passer la nuit dans le vestibule. Je refermai la porte avant qu'il ait pu terminer sa phrase.
L'escalier semblait un puits d'ombre. La lueur des éclairs traversait les fentes du portail et balayait les marches. J'avançai à l'aveuglette et butai contre la première. Je me cramponnai à la rampe et montai lentement. Bientôt les marches firent place à une surface plane, et je compris que j'avais atteint le palier du premier étage. Je palpai les murs de marbre froid, hostile, et trouvai le relief de la porte en chêne et les poignées en aluminium. Je cherchai le trou de la serrure et y introduisis la clef à tâtons. La porte de Trompeuses apparences
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l'appartement ouverte, un rai de lumière bleue m'aveugla un instant, et un souffle d'air chaud me caressa la peau. La chambre de Bernarda était située au fond, près de la cuisine. Je me dirigeai d'abord vers elle, convaincu que la bonne était absente. Je frappai à sa porte et, ne recevant pas de réponse, je m'autorisai à l'ouvrir. C'était une chambre simple, avec un grand lit, une armoire noire aux miroirs ternis, et une commode sur laquelle Bernarda avait disposé assez de saints, de vierges et d'images pieuses pour monter un sanctuaire. Je refermai la porte et, en me retournant, sentis que m0n cœur s'arrêtait presque de battre, à la vue d'une douzaine d'yeux bleus et rouges avançant du fond du couloir. Les chats de Barceló me connaissaient bien et toléraient ma présence. Ils m'entourèrent en miaulant doucement et, dès qu'ils eurent constaté que mes vêtements trempés par la pluie ne dégageaient pas la chaleur souhaitée, me quittèrent avec indifférence.
La chambre de Clara se trouvait à l'autre extrémité de l'appartement, après la bibliothèque et la salle de musique. Les pas invisibles des chats, toujours vigilants, me suivaient dans le couloir. Dans la pénombre éclairée de manière fugace par l'orage, l'appartement de Barceló prenait l'aspect d'une caverne sinistre, qui n'avait plus rien à voir avec ce que j'avais l'habitude de considérer comme ma seconde maison. J'atteignis la partie qui donnait sur la rue. Le jardin d'hiver de Barceló s'ouvrit devant moi, dense et impénétrable. J'entrai dans le fouillis de feuilles et de branches. Un instant, l'idée me vint que si l'étranger sans visage s’était glissé dans l'appartement, il avait certainement choisi cet endroit-là pour s'y cacher. Pour m'y attendre. Je crus presque percevoir l'odeur de papier brûlé qu'il répandait dans l'air, mais compris que c'était L’ombre du vent
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seulement de la fumée de tabac. Une vague de panique m’envahit. Personne ne fumait dans la maison, et la pipe de Barceló, toujours éteinte, était un simple accessoire de théâtre.
J'arrivai dans la salle de musique, et la lueur d'un éclair illumina les volutes qui flottaient dans l'air telles des guirlandes de vapeur. Le clavier du piano s'étendait comme un sourire sans fin près de la galerie. Je traversai la salle et parvins à la porte de la bibliothèque. Elle était fermée. Je l'ouvris, et la clarté de la gloriette qui donnait accès à la collection personnelle du libraire me souhaita une chaleureuse bienvenue. Les murs couverts de rayons de livres formaient un ovale au centre duquel étaient disposés une table de lecture et deux fauteuils de jardin. Je savais que Clara rangeait le roman de Carax dans une vitrine située près de l'arc de la gloriette, et me dirigeai silencieusement vers elle. Mon plan – ou mon absence de plan – était de le reprendre, de le remettre à ce lunatique et de ne plus jamais le revoir.
Personne, à part moi, ne s'apercevrait de la disparition du livre.
L'Ombre du Vent m'attendait, comme toujours, montrant son dos au fond d'une étagère. Je m'en emparai et le serrai contre ma poitrine comme si j'étreignais un vieil ami que j'avais été sur le point de trahir. Judas, pensai-je. Je m'apprêtais à partir sans que Clara s'aperçoive de ma présence. J'emportais le livre et disparaissais à jamais de la vie de Clara Barceló. Je quittai la bibliothèque sur la pointe des pieds. La porte de la chambre de Clara se dessinait au fond du couloir. Je l'imaginai dans son lit, endormie.
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