Carlos Zafón - L'ombre du vent
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Nuria Monfort : mémoire de revenants relation avec l'administrateur de biens pour que ce dernier transmette les titres nécessaires et règle les frais d'entretien du magasin et de l'appartement au cabinet de Me Requejo, au nom de qui je pris une boîte postale en donnant une adresse fictive, un vieux garage inoccupé à deux rues de la villa en ruine des Aldaya. J'espérais que Sophie, aveuglée par la perspective d'aider Julián et de reprendre contact avec lui, ne s'attarderait pas à se poser des questions sur ce galimatias juridique et accepterait de nous aider, vu sa situation prospère dans la lointaine Colombie.
Deux mois plus tard, l'administrateur de biens reçut le premier virement mensuel, qui couvrait les frais de l'appartement du boulevard San Antonio et les honoraires destinés au cabinet d'avocats de Me José Maria Requejo, qu'il fit suivre sous forme de chèque au porteur à la boîte postale 2321 de Barcelone, suivant les instructions données par Sophie Carax dans sa lettre. Je m'aperçus que l’administrateur
prélevait
tous
les
mois
un
pourcentage illicite, mais préférai ne rien dire. De la sorte il se trouvait satisfait, et la facilité de l'affaire l’incitait à ne pas poser de questions. Ce qui restait nous permettait de survivre, à Julián et moi. Ainsi passèrent des années terribles, sans espérance, Peu à peu, j’avais obtenu quelques travaux de traduction.
Personne ne se souvenait plus de Cabestany, et l'on pratiquait désormais une politique de pardon, d'oubli le plus rapide possible des vieilles rivalités et des vieilles rancœurs. Je vivais sous la menace perpétuelle de voir Fumero se remettre à fouiller dans le passé et persécuter Julián. Parfois je me persuadais que c'était impossible, qu'il devait le tenir pour mort ou l'avait chassé de sa mémoire. Fumero n'était plus l'homme de main de jadis. Il était devenu 566
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un personnage public, qui faisait carrière dans le régime et ne pouvait se permettre le luxe de poursuivre le fantôme de Julián Carax. D'autres fois je me réveillais au milieu de la nuit, le cœur battant, couverte de sueur, en croyant que la police frappait à la porte. Je redoutais qu'un voisin ne conçoive des soupçons à propos de ce mari infirme qui ne sortait jamais et qui, souvent, pleurait ou cognait aux murs comme un fou, et ne nous dénonce à la police. Je craignais que Julián ne s'échappe à nouveau, décidé à reprendre sa chasse aux livres pour brêler avec eux le peu qui restait de lui-même et effacer définitivement tout indice de sa propre existence. A force d'avoir peur, j'oubliais que je vieillissais, que la vie passait au large, que j'avais sacrifié ma jeunesse à aimer un homme détruit, sans âme, à peine un spectre.
Mais les années passèrent en paix. Plus le temps est vide, plus il défile vite. Les vies privées de sens sont comme des trains qui ne s'arrêtent pas dans votre gaie. Entre-temps, les cicatrices de la guerre se refermaient, de gré ou de force. Je trouvai du travail dans quelques maisons d'édition. J'étais absente de chez moi la plus grande partie de la journée. J'eus des amants sans nom, des visages désespérés que je rencontrais dans un cinéma ou dans le métro. Nous échangions nos solitudes. Ensuite, de façon absurde, j'étais dévorée de culpabilité et, en voyant Julián, les larmes me montaient aux yeux : je me jurais de ne plus jamais le trahir, comme si je lui devais quelque chose. Dans l'autobus, dans la rue, je me surprenais à regarder d'autres femmes, plus jeunes que moi, qui tenaient des enfants par la main. Elles semblaient heureuses, ou sereines : on eût dit que, dans leur insuffisance, ces petits êtres remplissaient tous les vides restés sans réponse. Alors je me souvenais des jours ou, dans mes rêves, j'avais pu m’imaginer être 567
Nuria Monfort : mémoire de revenants une de ces femme, un enfant dans les bras – un enfant de Julián, Puis je me rappelais la guerre : ceux qui la faisaient avaient été aussi des enfants.
Je commençais à croire que le monde nous avait oubliés, quand un individu se présenta à la maison.
C’était un jeune homme, presque imberbe, un débutant qui rougissait en affrontant mon regard. Il venait me poser des questions sur M. Miquel Moliner, sous prétexte d'une mise à jour de routine des archives de l'association des journalistes, il me dit que M. Moliner pouvait peut-être bénéficier d'une pension mensuelle, mais que, pour l'obtenir, il fallait réunir un certain nombre de renseignements. Je lui expliquai que M. Moliner ne vivait plus là depuis le début de la guerre, qu'il était parti à l'étranger. Il se répandit en regrets et repartit avec son sourire huileux et son acné de mouchard novice. Je sus qu'il fallait impérativement faire disparaître Julián chez moi la nuit même. Julián était alors réduit à presque rien. Il était docile comme un entant, et toute sa vie semblait dépendre des moments que nous passions ensemble certains soirs à écouter de la musique à la radio, pendant que je lui laissais me prendre la main et me la caresser en silence.
La nuit même, donc, munie des clefs de l’appartement du boulevard San Antonio que l'administrateur de biens avait remises à l'inexistant Me Requejo, j'accompagnai Julián dans la maison où il avait grandi. Je l'installai dans sa chambre et lui promis de revenir le lendemain en disant que nous devions être très vigilants.
– Fumero te cherche de nouveau.
Il acquiesça vaguement, comme s'il ne se souvenait de rien, ou comme si l'existence de Fumero lui était indifférente. Nous passâmes plusieurs semaines ainsi. Je venais le voir après minuit. Je lui 568
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demandais ce qu'il avait fait dans la journée, et il me regardait sans comprendre. Nous restions enlacés le reste de la nuit, et je partais au petit matin en lui promettant de revenir plus vite possible. En m'en allant, je fermais la porte à clef. Julián n'avait pas de double. Je préférais le savoir prisonnier plutôt que mort.
Personne ne revint me poser de questions sur mon mari, mais je m'appliquai à répandre dans le quartier la rumeur qu'il vivait en France. J'écrivis plusieurs lettres au consulat d'Espagne à Paris, en expliquant que, ayant appris que le citoyen espagnol Julián Carax se trouvait dans cette ville, je demandais son aide pour le localiser. Je supposais que, tôt ou tard, ces lettres tomberaient entre les mains qu'il fallait. Je pris toutes les précautions, mais je savais que je jouais contre le temps. Les gens comme Fumero ne cessent jamais de haïr. Leur haine n'a ni sens ni raison. ils haïssent comme ils respirent.
L'appartement du boulevard San Antonio était situé au dernier étage. Je découvris qu'il existait, sur l'escalier, une porte d'accès au toit. Les toits de tout le pâté de maisons formaient un réseau de terrasses séparées par des murs de moins d'un mètre de haut, entre lesquels les voisins étendaient leur linge. Je ne tardai pas à découvrir, de l'autre côté, un immeuble dont la façade donnait sur la rue Joaquin Costa : je pouvais accéder à sa terrasse et, de là, sauter le muret pour parvenir à celle de l'immeuble du boulevard San Antonio, sans que personne puisse me voir entrer ou sortir de l'appartement. Un jour, je reçus une lettre de l'administrateur de biens m'avertissant que des voisins avaient entendu des bruits chez les Fortuny.
Je l'informai, au nom de Me Requejo, qu'un membre du cabinet d'avocats venait parfois y chercher des papiers ou des documents, et qu'il n'y avait aucune 569
Nuria Monfort : mémoire de revenants raison de s'alarmer, même si les bruits étaient nocturnes. Par quelques tournures appropriées, je laissai entendre qu'entre hommes du même monde, avocats et gérants de société, une garçonnière discrète était plus sacrée que le dimanche des Rameaux. L'administrateur, faisant preuve de solidarité masculine et d'esprit de corps, me répondit de ne pas m'inquiéter : il en faisait son affaire.
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