Carlos Zafón - L'ombre du vent
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La promesse qu'il avait faite à son père le taraudait toujours. Dès qu'il se retrouva à 512
L’ombre du vent
Barcelone, il chercha les traces de Julián, pour découvrir que, comme lui, celui-ci semblait avoir disparu d'une Barcelone qui n'était plus celle qu’il avait quittée dix ans auparavant. C'est alors que, par un de ces hasards surprenants et calculés du destin, il rencontra un personnage de sa lointaine jeunesse. Après une carrière exemplaire dans les maisons de redressement et les prisons de l'Etat, Francisco Javier Fumero était entré dans l'armée et avait atteint le grade de lieutenant. Beaucoup lui prédisaient un avenir de général, quand une affaire louche qui ne fut jamais éclaircie avait motivé son expulsion. Mais déjà sa réputation dépassait son rang et ses attributions. On racontait beaucoup de choses sur lui, mais on le craignait plus encore.
Francisco Javier Fumero, ce garçon timide et perturbé qui avait l'habitude de ramasser les feuilles mortes dans la cour du collège San Gabriel, était devenu un tueur. On chuchotait qu'il liquidait des notables pour de l'argent, qu'il expédiait AD PATRES
des figures politiques pour le compte de diverses forces occultes, et qu'il était la mort personnifiée.
Aldaya et lui se reconnurent tout de suite dans les brumes du café Novedades. Aldaya était malade, miné par une fièvre mystérieuse dont il rendait responsables les insectes des forêts américaines.
« Là-bas, même les moustiques sont des fils de pute », se lamentait-il. Fumero l’écoutait avec un mélange de fascination et de répugnance. Il ressentait de la vénération pour les moustiques et les insectes en général. Il admirait leur discipline, leur résistance et leur organisation. Ils ne connaissaient ni la fainéantise, ni l'insolence, ni la sodomie, ni la dégénérescence de la race. Ses spécimens préférés étaient les arachnides qui, grâce à leur science extraordinaire, savaient tisser un piège et attendre 513
Nuria Monfort : mémoire de revenants avec une patience infinie que leurs proies viennent tôt ou tard y succomber, par stupidité ou nonchalance. A son avis, la société civile avait beaucoup à apprendre des insectes. Aldaya était un cas clair de ruine morale et physique. Il avait énormément vieilli et semblait se laisser aller.
Fumero détestait les gens sans tonus musculaire. Ils lui donnaient la nausée.
– Javier, je vais très mal, implora Aldaya.
Peux-tu m'aider pendant quelques jours ?
Intrigué, Fumero décida d'emmener Aldaya chez lui. Il vivait dans un appartement sombre du Raval, rue Cadena, en compagnie de nombreux insectes qu'il hébergeait dans des flacons de pharmacie, ainsi que d'une demi-douzaine de livres, mais pas n'importe lesquels : les romans que Carax avait publiés aux éditions Cabestany. Fumero paya les femmes de l'appartement d'en face – un duo, mère et fille, qui le laissaient les pincer et les brûler avec une cigarette quand la clientèle se faisait rare, surtout les fins de mois – pour qu'elles s'occupent d'Aldaya pendant ses heures de travail. Il n'avait aucun intérêt à le voir mourir. Du moins pas encore.
Francisco Javier Fumero était entré dans la Brigade Criminelle, où il y avait toujours un emploi pour un personnel qualifié, capable d'affronter les affaires les plus difficiles et les plus ingrates, où la discrétion était de rigueur pour que les gens respectables puissent continuer de vivre avec leurs illusions. C'est à peu près dans ces termes que s'était exprimé
le
lieutenant
Durán,
un
homme
affectionnant la prosopopée méditative, sous le commandement duquel Fumero avait fait ses débuts.
– Être policier n'est pas un travail, mais un sacerdoce, proclamait Durán. Ce qu'il faut à 514
L’ombre du vent
L'Espagne, c'est plus de couilles et moins de bavardages.
Hélas, le lieutenant Durán ne devait pas tarder à perdre la vie dans un accident spectaculaire, au cours dune descente de police à la Barceloneta.
Dans la confusion de la bagarre avec les anarchistes, Durán était tombé du cinquième étage et s'était écrasé en répandant une rosace de viscères.
Tout le monde s'accorda pour dire que l'Espagne avait perdu un grand homme, une personnalité exceptionnelle par sa vision de l'avenir, un penseur qui ne craignait pas l'action. Fier de lui succéder à son poste, Fumero savait qu'il avait bien fait de le pousser, car Durán se faisait vieux pour ce travail.
Les vieux– comme les infirmes, les gitans et les pédés
–, avec ou sans tonus musculaire, donnaient à Fumero des envies de vomir. Dieu, parfois, commettait des bévues. Il était du devoir de tout homme intègre de corriger ces petites erreurs et de garder le monde présentable.
En mars 1932, quelques semaines après leur rencontre au café Novedades, Jorge Aldaya commença de se sentir mieux et ouvrit son cœur à Fumero. Il lui demanda pardon pour tout le mal qu'il lui avait fait dans leur adolescence et, les larmes aux yeux, lui raconta toute son histoire, sans rien omettre. Fumero, très attentif, l'écouta en silence. En fait, il se demandait s'il devait tuer Aldaya sur-le-champ ou attendre. Il jugea qu'Aldaya était si faible que la lame du couteau plantée dans sa chair malodorante
et
ramollie
par
l'oisiveté
lui
procurerait une trop douce agonie. Il décida d'ajourner la vivisection. L'histoire l'intriguait, surtout la partie concernant Julián Carax.
Il savait, par les renseignements qu'il avait pu obtenir aux éditions Cabestany, que Carax vivait à 515
Nuria Monfort : mémoire de revenants Paris, mais Paris est une grande ville et personne, aux éditions, ne semblait connaître l'adresse exacte.
Personne, sauf une femme du nom de Monfort, qui refusait de la divulguer. Discrètement, Fumero l'avait suivie deux ou trois fois à la sortie de son bureau. Il avait réussi à voyager dans le tramway à moins d'un mètre d'elle. Les femmes ne le remarquaient jamais, ou alors elles détournaient aussitôt leur regard en feignant à ne pas l'avoir vu.
Un soir, après l'avoir filée jusqu'au porche de sa maison, sur la Plaza del Pino, Fumero était revenu chez lui et s'était masturbé furieusement en imaginant qu'il plongeait la lame de son couteau dans le corps de cette femme, deux ou trois centimètres à chaque coup, avec lenteur et méthode, tout en la regardant dans les yeux. Peut-être alors daignerait-elle donner l'adresse de Carax et le traiter avec le respect dû à un officier de la force publique.
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