« La réalité n’a rien à voir avec les apparences, déclara Pye. Elle ne relève en rien de notre vision étroite des choses de ce monde. La réalité est l’expression de l’amour, de l’amour parfait et pur, un amour que ni le temps ni l’espace n’ont encore terni.
« Vous êtes-vous jamais sentis en harmonie avec l’univers, avec tout ce qui existe, au point d’être inondés d’amour ? nous demanda Pye en nous regardant tour à tour. Car voilà la réalité, voilà la vérité . Or, ce que nous faisons de cette vérité ne dépend que de nous, tout comme la représentation de l’aube relève uniquement de l’artiste qui la peint.
« Dans notre monde, l’humanité s’est écartée de la vérité qu’est l’amour. Elle vit maintenant de haine, de luttes de pouvoir et de la manipulation de la Terre elle-même, pour ses propres étroits motifs. Et si elle continue sur sa lancée, personne ne verra jamais l’aube pour ce qu’elle est. Oh, le soleil se lèvera toujours bien sûr, mais les habitants de la Terre n’en sauront rien et, à la fin, l’histoire de sa beauté s’éteindra de leurs connaissances. »
Oh, Mashara, pensai-je , faut-il que ton passé devienne notre avenir ?
« Mais comment apporter l’amour à notre monde ? demanda alors Leslie. Il s’y trouve tant de menaces, tant … d’Attila ! »
Pye demeura silencieuse un moment puis, pour essayer de se faire comprendre, elle traça un minuscule carré dans le sable. Ensuite elle désigna ce quadrilatère et poursuivit en disant :
« Supposons que nous vivions en ce lieu terrible, lieu que nous appellerons Menaceville. Plus nous nous attardons dans cette ville et moins elle nous plaît, car violences et destructions y règnent en maîtres. Qui plus est, nous n’aimons pas ses habitants, n’aimons pas les choix qu’ils font. Nous n’appartenons pas à cette ville. Non, Menaceville n’est pas notre ville. »
Elle s’arrêta un moment pour tracer une ligne ondulée qui s’éloignait du quadrilatère, ajoutant ici et là des angles et des boucles. Au bout de la ligne, elle traça un cercle.
« Un bon jour, nous faisons nos valises et partons en quête de la Cité de la Paix. » Et elle nous montra alors la route accidentée qu’elle venait de tracer dans le sable, suivant du doigt chacun des tournants. « Nous choisissons de tourner à droite, puis à gauche ; nous empruntons l’autoroute, prenons des raccourcis. Nous suivons la carte, animés de nos plus grands espoirs, et nous voilà enfin, roulant vers ce doux havre de paix.
Pye arrêta son doigt au centre du cercle et y piqua de minuscules brindilles qui représentaient des arbres. Elle reprit alors son récit en disant :
« Nous trouvons un foyer, dans cette Cité de la Paix, et au fur et à mesure que nous faisons connaissance avec ses habitants, nous découvrons que ceux-ci partagent les mêmes valeurs que celles qui nous ont poussés à venir nous établir ici. Certains ont choisi de s’y établir sans vraiment savoir ce qu’ils faisaient ; d’autres l’ont fait parce qu’ils étaient persuadés que la défense dont on parlait ailleurs se transformerait bientôt en offensive. Et d’autres encore se sentaient impuissants à mettre fin aux atrocités qu’ils avaient connues. Or, l’une des façons de choisir son avenir est de croire que ce dernier est inévitable.
Puis pointant le doigt en direction du cercle et de ses minuscules arbres, elle conclut en disant :
« Et lorsque nous choisissons la paix, nous vivons en paix.
— Y a-t-il un moyen qui nous permettrait d’entrer en contact avec ceux qui vivent dans la Cité de la Paix, dit Leslie, et de communiquer avec nos moi parallèles qui pourraient nous enseigner ce qu’ils savent déjà ?
— Mais c’est exactement ce que vous êtes en train de faire en ce moment, lui répondit Pye en souriant.
— Mais comment y arriver, demandai-je à mon tour, sans sauter dans un hydravion, avec seulement une chance sur un trillion de nous rendre dans une autre dimension et de vous y trouver ?
— Si je comprends bien, dit Pye, vous aimeriez par le simple biais de votre imagination entrer en contact avec n’importe lequel de vos moi parallèles ?
— C’est cela, dis-je.
— Eh bien, cela n’a rien de bien sorcier, me répondit-elle à son tour, et ça marche. Pour ce faire, vous n’avez qu’à imaginer le moi à qui vous désirez parler et à faire comme si vous lui parliez réellement. Ensuite, vous n’avez qu’à imaginer qu’il vous répond. Cela dit, aimeriez-vous tenter l’expérience ?
— Maintenant ? dis-je, me sentant soudain nerveux.
— Pourquoi pas ? me répondit-elle.
— Bon, d’accord. Dois-je fermer les yeux ?
— Si vous voulez.
— Il n’y a aucun rituel, je suppose ?
— Si vous éprouvez le besoin d’un quelconque rituel, répliqua Pye, je vous propose celui-ci : Inspirez profondément, puis imaginez une porte qui donne sur un magnifique vestibule rempli de lumières multicolores ; voyez alors la personne qui se déplace dans la lumière. Ou laissez tomber la lumière et imaginez plutôt que vous entendez une voix qui vous parle ; il est parfois plus facile d’imaginer des sons que des images. Ou alors, oubliez la lumière et les sons et essayez de sentir la sagesse de cette personne alors qu’elle inonde la vôtre. Ou encore, imaginez que la prochaine personne que vous rencontrerez vous donnera la réponse, pour peu que vous lui posiez la question. Ou répétez simplement un mot qui vous semble magique, tout en faisant appel à votre imagination créatrice. »
Je choisis l’imagination et un mot. Les yeux clos, j’imaginai qu’au moment où je prendrais la parole, je verrais un moi parallèle qui me révélerait ce que je désirais savoir.
Je me détendis et vis flotter de douces couleurs pastel. Quand je prononcerai le mot, me dis-je, je verrai apparaître cette personne. Mais je ne suis pas pressé.
Tels des nuages, les coloris se déplacèrent lentement derrière mes paupières.
« Un », dis-je alors.
Et je vis, comme si l’on venait soudainement d’ouvrir un volet, un homme qui se tenait près de l’aile d’un curieux avion stationné dans un fétu de paille, avec un ciel bleu et un éclat de soleil derrière lui. Je ne pouvais discerner le visage de l’homme, mais la scène se voulait aussi calme qu’un été dans l’Iowa, et j’entendis alors sa voix comme s’il avait été assis avec nous sur la plage.
« Avant longtemps, tu auras besoin de tout ton savoir pour pouvoir en arriver à nier les apparences, me dit l’homme. Rappelle-toi que, pour passer d’un monde à un autre dans ton hydravion interdimensionnel, tu as besoin du pouvoir de Leslie alors qu’elle a besoin de tes ailes. Ensemble, vous volez. »
Le volet se referma et j’ouvris les yeux de surprise. « Quelque chose ? me demanda Leslie.
— Si ! Mais je ne sais trop comment m’en servir. » Et je lui racontai tout ce que j’avais vu et entendu. « Je ne comprends pas, dis-je en terminant.
— Lorsque vous en aurez vraiment besoin, vous comprendrez, me fit alors remarquer Pye. Quand on apprend quelque chose sans en avoir fait l’expérience tangible, on n’en découvre pas toujours immédiatement la véritable signification.
— Il nous faut bien avouer que nous n’avons pas appris que des choses pratiques, ici », déclara Leslie en souriant.
Pye traça et retraça le chiffre huit dans le sable, et dit : « Il n’est rien qui soit pratique, tant que nous n’en connaissons pas la valeur. Il existe des aspects de vous qui n’hésiteraient pas à vous adorer comme si vous étiez des dieux, simplement parce que vous pilotez un Martin Seabird. Et il en est d’autres que vous-mêmes prendriez pour de véritables magiciens.
Читать дальше