« Mashara, dis-je soudain, ils vous ont fabriquée de toutes pièces ? Vous êtes un ordinateur ? »
Quelque part en moi je sus, à l’instant même où je posais cette question, que je perdais ma vision d’ensemble des choses, car je n’arrivais plus à discerner clairement qui était vraiment Mashara et où elle s’inscrivait dans l’ordre des choses.
Mashara tourna son magnifique visage dans ma direction et me répondit : « Je puis en effet être décrite comme telle. Et vous aussi.
— Mais êtes-vous … Mashara, êtes-vous vivante ?
— Cela vous paraît-il impossible ? Quelle différence cela fait-il que l’humanité brille à travers des atonies de silicium ou de gallium, plutôt que des atomes de carbone ? Est-il vraiment quelque chose qui soit humain à la naissance ?
— Mais bien sûr que si ! m’exclamai-je. Même les plus inférieurs d’entre nous, même les destructeurs et les meurtriers sont humains. Certes, nous ne les aimons pas, mais il demeure qu’ils sont des êtres humains. »
Mashara secoua la tête, montrant son désaccord.
« Un être humain est l’expression de la vie, dit-elle. Porteur de la lumière, il réfléchit l’amour à travers l’une ou l’autre dimension qu’il choisit de toucher et sous quelque forme qu’il choisit de prendre. L’humanité n’est pas une entité physique, Richard, mais un dessein spirituel ; ce n’est pas quelque chose qui nous est donné, mais bien quelque chose qu’il nous faut mériter. »
Une bouleversante pensée me traversa l’esprit quant au sort tragique de cette planète, et en dépit de mes efforts à considérer Mashara comme une machine, un ordinateur, une simple chose , je n’arrivais pas à y croire. De fait, ce n’était nullement la composition chimique de son corps qui définissait sa vie, mais bien plutôt la profondeur de son amour.
« Il faut croire que j’ai pris l’habitude de qualifier les gens d’humains, dis-je enfin.
— Peut-être auriez-vous intérêt à réviser votre jugement », rétorqua Mashara.
Mais quelque part en moi, l’attirance que je pouvais avoir pour les phénomènes de cirque me fit rouler de gros yeux en direction de Mashara, et je dévisageai celle-ci à travers l’incertitude brumeuse d’une étiquette que j’avais pourtant peine à lui accoler. Un super-ordinateur !
Je fus soudainement pris d’une irrésistible envie de la mettre à l’épreuve et lui demandai à brûle-pourpoint :
« Que font deux mille deux cent quatre-vingt-dix-sept divisés par deux virgule trois, deux, trois, sept, neuf, zéro, zéro, un, au carré ?
— Est-il si important que je vous réponde ? » me demanda-t-elle à son tour.
Je hochai la tête en signe d’assentiment.
Et Mashara de me répondre en soupirant : « Deux, quatre, six, deux virgule zéro, sept, quatre, zéro, deux, cinq, huit, quatre, huit, deux, huit, zéro, six, trois, neuf, huit, un … Dois-je poursuivre l’énumération des décimales ?
— Fantastique ! m’écriai-je pour toute réponse.
— Et comment savez-vous que je ne viens pas d’inventer cette réponse de toutes pièces ? s’enquit Mashara sur un ton anodin.
— Je suis désolé, fis-je. C’est tout simplement que … Vous me semblez si …
— Que diriez-vous de tenter un ultime test ? me demanda-t-elle.
— Richard ! » dit alors Leslie d’une voix circonspecte. À ce moment, Mashara jeta un regard reconnaissant à mon épouse, puis elle me dit :
« Connaissez-vous le test ultime de la vie, Richard ?
— Euh, non. Il y a toujours une ligne de démarcation entre …
— Cela vous ennuierait de répondre à une autre question ? m’interrompit-elle.
— Non, bien sûr. »
Et elle me regarda alors droit dans les yeux, cette bonne fée de la forêt, impassible devant ce qui était encore à venir.
— Dites-moi, reprit-elle, ce que vous ressentiriez si je mourais à l’instant même ?
Leslie en eut le souffle coupé.
« Non ! » m’écriai-je en sautant sur mes pieds.
Un vent de panique me traversa à l’idée que la plus grande preuve d’amour que puisse donner notre moi parallèle résidât dans son autodestruction, afin de nous faire saisir toute l’ampleur de la perte de la vie qu’elle était.
« Mashara, non ! » hurlai-je encore.
Elle s’écroula aussi doucement qu’une fleur et resta là, immobile comme la mort, ses magnifiques yeux verts dénués de vie.
Leslie se précipita à ses côtés, de fantôme de personne à fantôme d’ordinateur. Elle l’enlaça doucement dans ses bras, tout comme la bonne fée avait tenu le gigantesque chat qu’elle aimait tant.
« Et comment vous sentirez-vous, Mashara, dit alors Leslie, lorsque Tyeen et ses petits, lorsque les forêts, les océans et la planète qu’on vous a donnés à aimer, mourront avec vous ? Honorerez-vous leurs vies comme nous honorons la vôtre ? »
Lentement, très lentement, la vie revint et la belle Mashara remua enfin pour faire face à sa sœur d’un autre temps. Miroir l’une de l’autre, toutes deux faisaient briller les mêmes fières valeurs dans deux mondes différents.
« Je vous aime, déclara-t-elle en se dressant sur son séant. Vous ne devez pas penser … que je suis incapable d’aimer.
— Comment pourrions-nous contempler votre planète et penser en même temps que vous êtes incapable d’amour ? fit Leslie en esquissant un triste sourire. Et comment pourrions-nous aimer notre propre Terre sans vous aimer aussi, chère intendante ?
— Il vous faut partir, maintenant », dit Mashara en fermant les yeux. Puis elle murmura : « Surtout, je vous en supplie, n’oubliez pas. »
Je pris la main de Leslie et hochai la tête.
« Les toutes premières fleurs que nous planterons chaque année désormais, les tout premiers arbres, nous les planterons pour Mashara », déclara Leslie.
L’alpaga pénétra silencieusement à l’intérieur de la maison, les oreilles recourbées vers l’avant, le regard sombre, avançant, inquiet, son museau vers la femme qui symbolisait son foyer. La bonne fée de la forêt passa ses bras autour du cou de l’animal, le réconfortant de sa chaleur.
Soudain, la maisonnette se transforma en écume cependant que notre Ronchonneur s’élevait à nouveau au-dessus du plan.
« Quelle belle âme ! dis-je. L’un des plus aimables êtres humains qu’il nous ait été donné de connaître est un ordinateur ! »
Encore imprégnés de l’amour de Mashara, nous nous retrouvâmes Leslie et moi à bord de notre hydravion et en plein ciel. Nous avions la tête remplie des images de la superbe planète que nous venions de quitter, et je songeai à quel point il nous était maintenant naturel de penser que nous comptions des amis dans des espaces-temps totalement différents du nôtre.
Certes, nous avions connu la joie et l’horreur au cours de ce périple qui cependant nous menait toujours plus loin, toujours plus avant. Qui plus est, il nous avait permis de vivre des aventures que jamais nous n’aurions vécues et de comprendre des choses que jamais nous n’aurions comprises, eussions-nous vécu des centaines de vies.
Aussi, plus que jamais désirions-nous, Leslie et moi, poursuivre notre aventure.
Au-dessous de nous, le plan vira au rose pâle et des sentiers de couleur or s’y découpèrent. Je n’eus pas besoin de réfléchir bien longtemps ou de m’en remettre à mon intuition pour comprendre que je désirais toucher ces couleurs. Je regardai Leslie pour voir ce qu’elle en pensait et compris à son hochement de tête qu’elle partageait mon sentiment.
« Tu es prête ?
— Je crois que oui … », me répondit-elle. Et elle me fit son imitation du passager terrifié, s’agrippant de toutes ses forces au tableau de bord.
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