Elle sourit enfin comme si elle venait tout à coup de comprendre quelque chose qui, jusque-là, lui avait échappé.
« Leslie et Richard ! Je suis Mashara ! »
Comment se faisait-il qu’elle nous connaissait ? Où nous étions-nous rencontrés ? Et puis, que signifiait sa présence en ce lieu, et qu’était ce lieu pour elle ? Quel type de civilisation pouvait bien se terrer ici ? Quelles étaient ses valeurs ? Qui donc était cette femme ?
« Dans cette dimension, je suis vous, dit Mashara, comme si elle avait lu les questions qui se bousculaient dans ma tête. Ici, ceux qui vous connaissent tous les deux vous appellent Mashara.
— Mais quelle est cette dimension ? lui demanda Leslie. Où sommes-nous ? Et quand …
— J’ai moi-même nombre de questions à vous poser, répliqua Mashara en riant. Suivez-moi.
Au-delà des abords du pré se dressait une petite maison en roc qu’aucun mortier ne soutenait et, de fait, les pierres avaient été entassées de façon telle qu’il aurait été impossible d’insérer même une feuille de papier entre elles. Les fenêtres étaient dépourvues de vitres et la porte n’était rien de plus qu’une embrasure pratiquée dans un des murs.
Une famille de volatiles dodus traversa la cour à la queue leu leu. Nous pûmes apercevoir une espèce de créature duveteuse, à la fourrure bigarrée et au masque de bandit, qui s’était pelotonnée au creux d’une branche ; elle ouvrit les yeux comme nous approchions, mais les referma pour se rendormir aussitôt.
Mashara nous invita à la suivre à l’intérieur de la maison où un animal, de la couleur d’un nuage d’été et ressemblant à un jeune alpaga, reposait sur un lit de feuilles et de paille près de l’une des fenêtres. La bête fit montre d’une certaine curiosité en dressant les oreilles dans notre direction, mais elle ne daigna pas se lever.
La maisonnette ne comprenait ni poêle, ni dépense, ni lit, comme si la propriétaire ne mangeait ni ne dormait et pourtant, elle dégageait chaleur et douce sécurité. Laissé à mon imagination, j’en aurais conclu que Mashara n’était nulle autre que la bonne fée de la forêt.
Mashara nous invita à prendre place sur des bancs, à une table située près de la plus grande des fenêtres qui nous offrait une vue panoramique du pré et de la vallée qui s’étendaient plus bas.
« Mon monde est un espace-temps parallèle au vôtre, nous dit Mashara lorsque nous fûmes confortablement installés. Mais cela, vous le saviez déjà, bien sûr. La planète, le soleil, la galaxie, l’univers de ce monde diffèrent de ceux que vous connaissez. Mais il reste que le moment présent est le même pour vous comme pour moi.
— Mashara, se peut-il qu’un cataclysme ait ravagé cette planète, il y a longtemps ? » s’enquit Leslie.
Je compris où elle voulait en venir. Les démarcations à demi effacées que nous avions aperçues, l’ensemble de la planète à l’état sauvage … Se pouvait-il que Mashara fût la dernière survivante d’une civilisation qui avait jadis gouverné ce monde ?
« Vous vous rappelez ! s’étonna notre moi parallèle. Mais est-il mal qu’une civilisation détruise sa planète, du fond sous-marin jusqu’à la stratosphère … Est-il si terrible que cette civilisation s’éteigne ? Est-il mal qu’une planète cherche à se guérir elle-même ? »
Pour la toute première fois depuis notre arrivée, je sentis un malaise m’envahir, imaginant les derniers moments d’agonie de ce monde alors qu’il glissait inexorablement vers la mort avec force plaintes et hurlements.
« Est-il bien qu’une vie, quelle qu’elle soit, périsse ? m’enquis-je à mon tour.
— Qu’elle périsse, non, rétorqua Mashara. Mais il est bien qu’elle change. Or, certains de vos moi parallèles ont choisi de créer une telle société, des moi qui s’y délectaient en même temps qu’ils s’acharnaient désespérément à la changer. Certains ont réussi, d’autres ont perdu ; mais tous ont appris.
— Mais la planète s’en est remise, fit observer Leslie. Il n’y a qu’à regarder autour de nous : des rivières, des arbres, des fleurs … Elle est merveilleuse !
— La planète s’en est remise, oui, mais pas ses habitants », fit Mashara en détournant son regard.
Il m’apparut clairement à ce moment que cette femme était totalement dépourvue d’ego, de modestie et de jugement, et qu’elle ne faisait que refléter la vérité de ce qui s’était passé.
L’alpaga se leva, déambula lentement en direction de la porte.
« L’évolution a fait de la civilisation l’intendant de cette planète, reprit Mashara après un moment. Cent mille ans plus tard, l’intendant se tenait toujours devant l’évolution, mais il était devenu un destructeur ; de guérisseur qu’il avait été, il s’était transformé en parasite. Et l’évolution a alors repris son présent : elle s’est détournée de la civilisation pour sauver la planète des ravages de l’intelligence et la remettre entre les mains de l’amour.
— Et est-ce là votre mission, Mashara ? demanda Leslie. Vous auriez pour mission de sauver les planètes ? »
Mashara hocha la tête en signe d’assentiment.
« Oui, j’ai pour mission de sauver cette planète, pour laquelle je symbolise patience et protection, compassion et compréhension. Je représente les plus nobles desseins que les anciens peuples de ce monde avaient conçus pour eux-mêmes. De bien des façons, ces peuples constituaient une merveilleuse culture, une société talentueuse qui s’est trouvée finalement piégée par sa propre cupidité et son étroitesse d’esprit. Et ils ont alors ravagé les forêts, en ont fait des déserts ; ils ont consumé l’âme de la Terre pour en faire une mine de désolation ; ils ont étouffé son atmosphère et ses océans, ont stérilisé le sol avec leurs radiations et leurs poisons. Pourtant, il leur fut offert des milliers d’occasions de changer, mais tous s’y refusèrent. Et à même le sol, ils ont creusé le luxe pour certains, le travail pour le reste et des tombes pour les enfants de tous. À la fin, les enfants manifestèrent leur désaccord, mais il était trop tard.
— Mais comment une civilisation entière a-t-elle pu être aveugle à ce point ? dis-je. Et ce que vous faites maintenant … Mashara, vous avez trouvé la réponse ! »
Un silence se fit. Le soleil versa dans l’horizon, mais je calculai qu’il restait encore un moment avant qu’il ne fasse nuit.
« Qu’est-il arrivé à tous ces peuples ? demanda Leslie en s’adressant à Mashara.
— Durant les toutes dernières années, expliqua celle-ci, alors qu’ils en étaient venus à prendre conscience qu’il était trop tard, ils se sont mis à fabriquer des super-ordinateurs à hyper-conductibilité. Puis ils nous intégrèrent à même leurs dômes, nous enseignèrent à restaurer la planète et nous lâchèrent enfin dans la nature afin que nous travaillions dans l’air qu’eux n’étaient plus en mesure de respirer. Le dernier geste qu’ils posèrent, en vue de demander pardon à la nature, fut de nous faire don de leurs dômes pour que nous puissions y sauvegarder le peu de vie sauvage qui pouvait encore subsister. Ils nous donnèrent le nom d’écologistes-restaurateurs planétaires. Et c’est ainsi qu’ils nous baptisèrent, nous donnèrent leur bénédiction, puis s’en furent ensemble s’immerger dans ce poison qu’avait jadis été la forêt. »
Mashara regarda le sol, puis ajouta : « Ils ne revinrent jamais. »
Leslie et moi voguâmes un moment sur l’écho de ses paroles, tentant d’imaginer toute la solitude et la désolation qu’avait dû endurer cette femme. Et pourtant, c’est sur un ton si léger qu’elle avait prononcé sa dernière phrase.
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