Traduit de l’américain
par Claude Saint-Jacques et Patricia Prenoveau
TITRE ORIGINAL
One
Éditions J’ai lu, 1988
Avec Leslie
Que de chemin nous avons parcouru !
Lorsque nous nous sommes rencontrés, il y a de cela vingt-cinq ans, j’étais pilote et passionné par le vol sous toutes ses formes. J’aimais la vitesse, les avions, les instruments de bord, et je cherchais un sens à la vie à travers ces choses.
Il y a vingt ans, je vous ai fait connaître un goéland et vous ai raconté ses exploits. Il y a dix ans, je vous ai parlé d’un sauveur du monde et, ensemble, nous avons découvert qu’il habitait en nous. Mais comme vous avez pu le constater au cours de mes récits, j’étais une âme solitaire, attirée par les titres et l’altitude, dissimulée derrière un paravent de mots.
Un jour enfin, je vous ai fait suffisamment confiance et me suis décidé à vous conter mes aventures, heureuses et malheureuses, en me disant que peut-être celles-ci ressemblaient aux vôtres.
Aujourd’hui, je commence à mieux comprendre la vie et espère qu’il en va de même pour vous. Comme vous, il m’est arrivé de me sentir inquiet et impuissant face à l’avenir ou seul aux prises avec mes connaissances. Comme vous, j’ai passé une partie de ma vie à chercher l’âme sœur.
Puis je l’ai trouvée et vous l’ai présentée dans mon livre intitulé : Un Pont sur l’Infini . Vous vous en souvenez peut-être, elle s’appelle Leslie Parrish-Bach.
Maintenant, Leslie et moi, sommes devenus Rileschardlie. Nous écrivons ensemble et ne savons plus où l’un commence et où l’autre finit.
Après la parution de Un Pont sur l’Infini , notre cercle de lecteurs s’est agrandi et n’en est devenu que plus chaleureux. Aux aventuriers qui m’ont accompagné dans ces voyages en haute altitude que je décrivais dans mes premiers livres, se sont ajoutés des êtres à la recherche de l’âme sœur et d’autres, l’ayant découverte sur leur chemin. « Notre vie », ne cessent-ils de nous répéter dans leurs lettres, « se veut le reflet de la vôtre. » Serait-ce que tous, nous avons subi une transformation et que nous nous ressemblerions les uns les autres ?
Selon notre habitude, c’est dans la cuisine que nous ouvrons et lisons notre courrier, Leslie et moi. Et pendant que l’un d’entre nous prépare le repas, l’autre lui fait la lecture à voix haute. À quelques reprises, il nous est arrivé de rire tellement à la lecture de lettres de nos lecteurs que de la salade s’est retrouvée dans notre assiette à soupe. En d’autres occasions, des larmes nous ont servi d’assaisonnement.
Puis un jour, nous est arrivée une lettre qui nous a profondément attristés. Elle se présentait comme suit :
« Vous souvenez-vous, Richard, de ce personnage de Un Pont sur l’Infini , de cet autre vous-même, qui a préféré la fuite plutôt que de remplacer toutes les femmes par la seule Leslie ? Eh bien, je suis cet homme, ce personnage, et si je vous écris, c’est que j’ai eu l’impression que vous aimeriez savoir ce qu’il est advenu de lui. »
La ressemblance entre lui et moi était étonnante. Car comme moi, il était écrivain, et comme moi, il avait fait fortune avec un de ses livres. Comme moi, il avait eu des problèmes avec l’impôt et comme moi il s’était fait à l’idée de ne jamais rencontrer l’âme sœur. Mais un jour, il s’était trouvé en présence de cette âme sœur qui, comme Leslie, mon épouse, lui avait dit de choisir entre elle et toutes les autres femmes. Or, à cette croisée de chemins et contrairement à moi, il avait préféré ne pas se plier au désir de cette femme et il avait dû par conséquent accepter de ne plus jamais la revoir. Puis, laissant sa maison aux percepteurs d’impôt, il avait pris l’avion et s’en était allé vivre, comme j’avais moi-même failli le faire, en Nouvelle-Zélande, loin de cette femme qui l’aimait. Dans sa lettre, il disait encore :
« … les affaires vont bien. J’écris toujours et j’ai beaucoup de succès. Je suis propriétaire de maisons à Auckland, Madrid et Singapour et, les États-Unis mis à part, je peux voyager partout à travers le monde. Enfin, je ne laisse personne s’approcher de moi de trop près …
« Ceci dit, je pense encore à ma chère Laura et je me demande ce qui se serait produit si je lui avais donné sa chance. Existe-t-il une réponse à cette question dans Un Pont sur l’Infini ? Et croyez-vous que j’aie fait le bon choix ou que ce soit vous qui l’ayez fait ? En dernier lieu, j’aimerais que vous me disiez si vous êtes toujours ensemble, Leslie et vous. »
À la lecture de cette lettre, et bien que cet homme soit multimillionnaire, qu’il ait réalisé certains de ses rêves et que le monde lui appartienne, je ne pus m’empêcher de verser une larme. Quant à Leslie, elle se prit le visage entre les mains et se mit à pleurer, accoudée contre le comptoir.
Tout ce temps, nous avions cru que ce personnage était un être de fiction sorti de notre imagination et appartenant à un autre espace-temps. Or, cette lettre venait nous prouver le contraire et c’est pourquoi nous nous sentions tellement démunis et presque incapables de répondre à son auteur.
Or, peu après, je mis la main sur un petit livre étrange qui s’intitulait : Les mondes multiples : l’interprétation de la mécanique quantique . Dans celui-ci, il était question de mondes parallèles et on y disait, entre autres choses, qu’à chaque instant le monde se scinde en une infinité d’autres mondes, formant des passés et des futurs parallèles aux nôtres.
Et si l’on se fiait à ce livre et à ses explications, le Richard que j’avais été n’était pas mort ou ne s’était pas volatilisé au moment où j’avais décidé de prendre un autre tournant et de me marier avec Leslie. Il vivait dans un monde parallèle et faisait sa vie alors que je continuais la mienne. Dans ce même monde, Leslie faisait sa vie elle aussi et n’était pas l’épouse de Richard Bach, qu’elle avait préféré quitter lorsqu’elle s’était aperçue qu’il ne lui apporterait pas le bonheur et la joie escomptés.
Aussitôt terminée la lecture des Mondes multiples , mon subconscient continua à ressasser cette lecture et à m’informer de ce qu’il en pensait à chaque nuit.
« Que dirais-tu, ne cessait-il de me répéter, si tu pouvais t’immiscer dans ces mondes parallèles ? Que dirais-tu si tu pouvais rencontrer le Richard et la Leslie que ta femme et toi étiez avant de commettre vos pires erreurs et connaître vos plus belles réussites ? Que dirais-tu si tu pouvais leur demander ce qu’ils pensent de la vie, de la mort, de la jeunesse, du vieillissement, de la guerre, de la paix, des choix de vie et de leurs conséquences ? Que dirais-tu si tu pouvais les mettre en garde contre certaines choses et si tu pouvais les remercier de ce qu’ils ont fait pour toi ?
— Cesse de me tourmenter ! lui répétais-je sans cesse à mon tour.
— Mais crois-tu donc, me répondait-il alors, que tu n’appartiens pas à ce monde fait de haine et de violence, de guerre et de destruction ? Crois-tu que tu n’as pas ta part de responsabilité face à toutes ces choses et que tu ne dois pas essayer de les aider, eux, qui ne sont autres que toi-même ?
— Laisse-moi dormir en paix », lui disais-je à nouveau.
Et alors sans insister, il me disait : « Bonne nuit et dors bien. »
Mais les esprits ne dorment jamais et je l’entendais qui tournait des pages et poursuivait sa lecture à l’intérieur de mes rêves.
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