* * *
L’hydravion se fraya un chemin à travers l’écume qu’avait soulevée notre amerrissage et, pendant quelques instants, nous nous laissâmes doucement portés par le courant. Bientôt cependant, je constatai que nous n’étions pas en mer, comme nous aurions dû logiquement l’être et que le plan avait disparu.
De fait, nous nous trouvions sur un lac bordé de montagnes et de conifères, et que prolongeait une grève couleur de miel. L’eau du lac était claire et les rayons du soleil qui réchauffaient le sable de la grève venaient s’y réfléchir.
Nous nous laissâmes dériver un moment, tentant de comprendre ce qui nous arrivait.
« Leslie ! m’exclamai-je soudain. C’est ici que je viens pratiquer mes amerrissages. Nous sommes au lac Healey ! Nous sommes sortis du plan !
— Tu en es certain ? fit Leslie en scrutant le paysage pour y trouver des signes du contraire.
— Presque certain. »
Je regardai à nouveau tout autour de moi et aperçus à ma gauche les pentes abruptes recouvertes de conifères et au bout du lac, les feuillus, moins élancés. Derrière ceux-ci s’étendait la vallée.
« Hourra ! » m’écriai-je alors, sans grand enthousiasme. Puis je me tournai vers Leslie et pus lire la déception sur son visage.
« Oh, je sais que je devrais être contente d’être enfin de retour, me dit-elle. Mais nous commencions à peine à apprendre et il nous reste tant de choses à comprendre. »
Je dus reconnaître qu’elle avait parfaitement raison et sentais pour ma part qu’on venait de me frustrer de quelque chose de spectaculaire, un peu comme si, au théâtre, les lumières s’étaient toutes allumées en même temps et que les acteurs avaient quitté la scène avant la fin de la pièce.
J’abaissai le gouvernail de direction et appuyai sur la pédale pour amorcer le virage vers la grève.
Leslie eut un hoquet de surprise.
« Regarde ! » s’exclama-t-elle en pointant le doigt en direction de la grève.
Un peu en amont de l’extrémité de notre aileron droit, comme nous tournions, j’aperçus un autre Martin Seabird échoué sur la grève.
« Ha ! ha ! exultai-je. Il n’y a plus de doute, cette fois : Tout le monde vient pratiquer ici. Nous sommes bel et bien revenus à la maison. »
Je poussai la manette des gaz et nous glissâmes en direction du second hydravion. Puis je coupai le moteur pour franchir silencieusement les derniers pieds, bien qu’il n’y eût personne en vue. Bientôt, le nez de notre appareil se trouva enfoui dans le sable, à deux cents pieds environ de l’autre Seabird.
Je retirai mes chaussures et sautai de l’hydravion, et me retrouvai dans l’eau jusqu’aux chevilles ; puis je fis le tour de l’appareil pour aider Leslie à descendre à son tour. Cela fait, je soulevai le nez de l’hydravion que je tirai un peu plus sur la grève. Et tandis que je l’ancrais dans le sable, Leslie se dirigea vers le second appareil.
« Holà ! Il y a quelqu’un ? cria-t-elle en s’approchant. — Il n’y a personne ? » lui demandai-je en la rejoignant. Leslie ne répondit pas. Elle se tenait maintenant à la hauteur de la cabine et regardait à l’intérieur.
Cet appareil était en tout point semblable à notre Ronchonneur. Sur sa carlingue, avait été dessiné le même décor de neige et d’arc-en-ciel que Leslie et moi avions conçu pour notre Seabird. L’intérieur de la cabine aussi était identique et on y retrouvait le même tapis sur le sol, le même tissu sur les sièges. De fait, l’ensemble de la conception était identique à la nôtre, de l’antireflets que nous avions fait fabriquer sur commande jusqu’au lettrage qu’affichait le tableau de bord.
« Tu crois que c’est une coïncidence, me demanda Leslie, et qu’il puisse exister un autre hydravion identique à Ronchonneur ?
— Cela me paraît en effet étrange », rétorquai-je.
Je tendis la main pour toucher le capot du moteur. Celui-ci était encore chaud.
Un curieux sentiment m’envahit. Je pris la main de Leslie et nous nous acheminâmes vers notre propre hydravion. À mi-chemin, Leslie s’arrêta brusquement et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Puis elle me dit :
« Regarde, Richard. Il n’y a aucune trace de pas dans le sable, à part les nôtres. Comment ce pilote a-t-il pu atterrir, descendre de son avion et disparaître sans même laisser d’empreintes derrière lui ?
Nous restâmes là, entre les deux Seabird, déconcertés.
« Tu es sûr que nous sommes de retour dans notre propre espace-temps ? s’enquit Leslie. J’ai pourtant la nette impression que nous nous trouvons encore à l’intérieur du plan.
— Devant une réplique du lac Healey ? dis-je, quelque peu incrédule. Et si tel est le cas, comment se fait-il que nous, fantômes, nous laissions des traces derrière nous ?
— Tu as sans doute raison, me répondit-elle. D’ailleurs, si nous nous étions posés quelque part dans le plan, nul doute que nous aurions déjà rencontré un moi parallèle à l’un ou l’autre d’entre nous. »
Puis sans rien ajouter, elle resta là perplexe à regarder l’autre Seabird.
« Si nous nous trouvons toujours à l’intérieur du plan et ici en particulier, dis-je au bout d’un moment, c’est peut-être parce qu’il nous faut subir une épreuve. Et s’il ne semble y avoir personne, c’est peut-être alors que l’un ou l’autre de nos moi se trouve ici, mais sous une autre forme. Rappelle-toi que nous sommes indivisibles de nos moi et que nous ne sommes jamais seuls, à moins de croire que nous le sommes.
Un rayon laser de couleur rubis scintilla à moins de vingt pieds de nous et là, vêtue d’un jean blanc et d’un chemisier, se tenait notre moi parallèle.
« Vous savez pourquoi je vous aime ? dit cette personne en nous tendant les bras. Parce que vous n’avez pas oublié !
— Pye ! » s’écria joyeusement Leslie, qui courut embrasser la nouvelle venue.
En ce lieu, plan ou pas, nous n’étions plus des fantômes, et c’est ainsi que Leslie et Pye purent s’embrasser sans qu’elles passent l’une au travers de l’autre.
Comme je suis heureuse de vous revoir, dit Leslie. Jamais vous ne devinerez où nous sommes allés ! Nous avons rencontré la plus aimable des créatures de ce monde et avons aussi fait la connaissance du plus méchant des hommes. Oh, Pye ! Nous avons tant de choses à vous raconter, et tant de questions à vous poser ! »
Ces paroles terminées, Pye se tourna vers moi.
« Quel plaisir de vous revoir ! lui dis-je en la serrant à mon tour dans mes bras. Pourquoi nous avoir quittés si soudainement ? »
Elle se contenta de sourire et se dirigea vers le lac. Puis lorsqu’elle fut à proximité du bord de l’eau, elle s’assit sur la grève et nous invita d’un geste de la main à nous joindre à elle.
« Parce que j’étais à peu près certaine de ce qui allait se passer, répondit-elle enfin. Et quand vous aimez des êtres et que vous savez hors de tout doute qu’ils sont prêts à apprendre et à croître, alors vous les laissez partir. Car comment auriez-vous pu apprendre, comment auriez-vous pu vivre vos diverses expériences en sachant que j’étais là, comme une espèce d’écran protecteur s’immisçant entre vous et vos choix ?
Elle me regarda, le sourire aux lèvres.
« Ce lac est bel et bien une réplique du lac Healey que vous connaissez, Richard. Quant à l’hydravion, il est là pour mon plaisir. Vous m’avez rappelé combien j’aime piloter ; aussi ai-je reproduit le Ronchonneur et ai-je décollé, pour me pratiquer bien sûr, mais aussi pour vous retrouver, tous les deux. Cela dit, il me faut avouer que c’est quand même surprenant d’amerrir alors que le train d’atterrissage est sorti, vous ne croyez pas ? »
Читать дальше