— Comme vous, dis-je.
— Comme n’importe quel magicien, répliqua Pye. De fait, je vous semble magique parce que vous ignorez à quel point il m’a fallu pratiquer pour devenir qui je suis ! Tout comme vous, je représente un point de conscience qui s’exprime à l’intérieur du plan ; et comme vous, je ne suis jamais née et je ne mourrai jamais. Et même si nous devions nous séparer, vous et moi, rappelez-vous que cela sous-entend une différence qui n’existe pas.
« Tout comme vous ne faites qu’un avec la personne que vous étiez il y a une seconde, tout comme vous ne faites qu’un avec la personne que vous serez dans une seconde, aussi ne faites-vous qu’un avec la personne que vous étiez il y a une vie de cela, ainsi qu’avec celle que vous êtes dans une vie parallèle et celle que vous serez au cours des centaines de vies à venir dans ce que vous appelez le futur.
Elle se leva alors en se frottant les mains pour en faire tomber le sable.
« Je dois maintenant poursuivre mon chemin. Rappelez-vous l’aube et les artistes. Et quoi qu’il advienne, quoi qu’il vous semble, rappelez-vous que l’amour est la seule réalité qui soit …
Elle entoura Leslie de ses bras et l’étreignit.
« Oh, Pye ! s’exclama Leslie. Comme nous sommes malheureux de vous voir partir !
— Partir ? Je peux disparaître, mes petits, mais jamais je ne pourrais vous quitter ! Après tout, combien sommes-nous ?
— Un, chère Pye, dis-je en la serrant dans mes bras.
— Pourquoi est-ce que je vous aime ? demanda Pye en riant. Parce que vous vous souvenez … »
Elle disparut.
Leslie et moi restâmes longtemps assis près du dessin qu’avait tracé Pye dans le sable, ébauchant le chiffre huit comme elle l’avait fait, aimant ses petites villes et ses forêts et l’histoire qu’elle nous avait racontée.
Finalement, nous nous en retournâmes au Ronchonneur en nous tenant par la taille. Je roulai la corde de l’ancre, aidai Leslie à monter dans la cabine, poussai l’hydravion à l’eau et montai à bord. Le Martin Seabird se déplaça lentement sous l’effet de la brise. Après un moment, je mis le moteur en marche.
« Je suis curieux de savoir ce qui nous attend, à présent, dis-je à Leslie.
— C’est étrange, fit celle-ci. Lorsque nous avons amerri ici en pensant que nous étions sortis du plan, je me suis sentie toute triste à l’idée que notre aventure venait de prendre fin. Et maintenant je me sens … Tu sais, le fait d’avoir revu Pye a complété quelque chose en moi. Nous avons tellement appris en si peu de temps ! J’aimerais pouvoir rentrer à la maison pour réfléchir à tout cela et y découvrir un sens.
— Moi aussi ! » m’exclamai-je.
Leslie et moi nous regardâmes pendant un long moment, partageant le même sentiment.
« Soit, nous retournons à la maison, dis-je. Il ne nous reste plus qu’à apprendre comment nous y prendre ! »
Je tendis la main vers la manette que je poussai vers l’avant. Cette fois-ci, je n’eus nul besoin de recourir à mon imagination. Le moteur de Ronchonneur se mit à rugir et tandis que l’hydravion filait droit devant, je me pris à me demander pourquoi il m’était si difficile de poser ce geste, pourtant si simple, quand je ne pouvais voir la manette des gaz.
Ronchonneur quitta l’eau et le lac disparut. Encore une fois, nous nous retrouvions au-dessus de tous les mondes inimaginables.
Dénué de quelque indication qui nous aurait permis de retrouver le chemin du retour, le plan se déployait sous nos yeux, aussi mystérieux que jamais.
« As-tu une idée de la façon dont nous devrions nous y prendre ? demandai-je à Leslie.
— Que dirais-tu que nous ayons recours une fois de plus à notre intuition ? s’enquit Leslie à son tour.
— L’intuition, c’est trop vague, trop plein de surprises, rétorquai-je. Oh, elle nous a certes permis de rencontrer Tink, Pye et Mashara, mais il nous a aussi fallu faire la connaissance d’Attila ! Et puis, saura-t-elle nous ramener à l’endroit exact du plan où nous nous trouvions alors que nous faisions route vers Los Angeles ? »
J’avais l’impression de me livrer à l’un de ces diaboliques tests d’intelligence, si faciles quand on connaît les réponses. Mais le temps qu’on met à trouver celles-ci, on peut devenir dément.
Leslie posa la main sur mon bras.
« Richard, la toute première fois que nous nous sommes posés à l’intérieur du plan, ce n’est pas Attila ou Tink que nous avons rencontrés. Au départ, il ne nous était donné de ne reconnaître que nous ; c’est ainsi que nous nous sommes renconnus à Carmel, puis en ces deux moi plus jeunes. Tu te souviens ? Mais lorsque nous avons poussé plus loin …
— Mais c’est pourtant vrai ! m’exclamai-je. C’est en poussant plus loin dans le plan que nous avons commencé à changer … Tu proposes donc que nous retournions sur nos pas, histoire de voir si nous ne pourrions pas rencontrer quelque aspect de nous qui nous serait familier ? Mais, bien sûr, c’est évident !
— Nous pouvons essayer, en tout cas, dit Leslie en hochant la tête. De quel côté nous dirigerons-nous ? »
Nous regardâmes tout autour de nous. Le plan brillait toujours de mille et un feux, mais il n’y avait ni soleil ni point de repérage au sol, rien qui eût pu nous guider.
Nous montâmes en spirale tout en gardant un œil attentif sur le plan, espérant y reconnaître un signe qui nous indiquerait l’un des endroits où nous avions atterri auparavant. Enfin, loin au-dessous de nous, je crus apercevoir un bout du sentier rose et or où nous avions rencontré Pye pour la première fois.
« Leslie, regarde, dis-je en virant sur l’aile pour lui permettre de voir le sentier. Crois-tu que …
— Rose … rose et or ! » s’exclama-t-elle.
Nous nous regardâmes, une lueur d’espoir dans les yeux, puis nous montâmes encore plus haut.
« C’est bien cela, fit Leslie. Et plus loin, là-bas, au-delà du sentier rose et or, est-ce bien le sentier vert ? Là où nous avons rencontré Mashara ? »
Je virai à gauche, dirigeant notre Ronchonneur vers les premiers sentiers que nous avions vus dans le plan.
Tel un atome de poussière dans le vaste ciel, l’hydravion fendit l’air au-dessus de la matrice de vies, dépassa le vert de Mashara, la coralline de cette tragique nuit à Moscou, le sombre bordeaux d’Attila. J’eus soudain l’impression que nous volions depuis des heures.
« Quand Los Angeles a disparu pour la toute première fois, l’eau était bleue, et des sentiers de couleur or et argent la traversaient, tu te souviens ? » dit Leslie en pointant le doigt en direction du lointain horizon. « Tu vois, là-bas ? Oui, les voilà ! »
Soulagée, elle ajouta, les yeux brillants : « Eh bien, c’est plus facile que je ne croyais. Tu ne trouves pas que c’est plus facile ? »
Non, ça ne l’est pas, me dis-je à moi-même.
Nous approchions maintenant des sentiers bleu et or, qui s’étendaient devant nous à perte de vue. Quelque part par là devaient se trouver, à quelques pieds de l’eau, les traces bien spécifiques où il nous faudrait nous poser afin d’ouvrir la porte qui donnait sur notre propre espace-temps. Mais où ?
Nous poursuivîmes notre route, tournant de-ci, de-là, cherchant du regard les deux sentiers qui nous avaient menés à notre rencontre à Carmel. L’ennui, c’est qu’il y avait là des millions de sentiers, des millions de parallèles et d’intersections.
« Oh, Richie, dit finalement Leslie, sa voix maintenant aussi lasse qu’elle avait été gaie quelques minutes auparavant. Nous ne trouverons jamais !
— Bien sûr que si », lui rétorquai-je. Mais intérieurement, je me dis qu’elle avait peut-être raison.
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