— Ouais », fit la femme pour toute réponse.
Elle termina tranquillement son hamburger tandis que son mari commandait une autre bière, s’allumant une cigarette en attendant qu’on la lui apporte, et il disparut pendant un moment derrière un épais nuage de fumée bleutée.
« Pourquoi as-tu cessé de piloter, David, si tu y tenais tant ?
— Je ne te l’ai jamais dit ? C’est pourtant simple. Ces leçons coûtaient une sacrée fortune, tu sais ; on exigeait vingt dollars l’heure, à une époque où l’on dépensait à peine vingt dollars en une semaine ! Tu imagines ? Faute d’argent, il fallait alors se crever à polir des carlingues des jours durant et à pomper de l’essence du matin au soir, uniquement pour effectuer un seul vol. Eh bien, je ne suis pas un esclave !
La femme ne répondit pas.
« Tu le ferais, toi ? reprit l’homme. Tu rentrerais tous les soirs de ta vie, empestant l’essence et la cire, uniquement pour pouvoir piloter un avion pendant une petite heure chaque semaine ? À ce train-là, il m’aurait fallu un an avant d’avoir mon permis. » Il poussa un long soupir avant d’ajouter : « Et il fallait obéir aux ordres de tous et chacun : Essuie cette huile. Range ce hangar. Occupe-toi des ordures. Eh bien, pas moi ! »
Sur ce, il aspira une bouffée de fumée de sa cigarette, comme s’il s’était agi du souvenir lui-même qui brûlait entre ses doigts.
« Et l’armée ne valait guère mieux, dit-il en expulsant un nuage de fumée. Mais là au moins, je tirais une paye. »
Il laissa errer son regard dans la pièce, sans rien voir, l’esprit perdu dans un autre temps.
« Ils nous sortaient pour les manœuvres et parfois, les avions passaient juste au-dessus de nous, un peu comme des javelots qui venaient effleurer nos têtes. Ils descendaient et remontaient si rapidement … Comme j’aurais aimé m’être enrôlé dans l’armée de l’air, à ces moments. J’aurais été un pilote de chasse. »
Oh non, David, pensai-je, tu as fait un bon coup en t’enrôlant dans l’armée de terre. Là au moins, tu ne pouvais tuer qu’une personne à la fois, en général.
L’homme soupira à nouveau, toussa.
« Je ne sais pas, dit-il. Peut-être as-tu raison après tout, pour ce bouquin. J’aurais pu être ce type. Il est certain en tout cas que tu aurais pu être cette femme. Tu étais si belle ; toi aussi, tu aurais pu être une actrice de cinéma. » Il haussa les épaules. « C’est qu’ils passent un mauvais quart d’heure, dans ce livre. Mais c’est sa faute à lui, bien sûr. »
L’air triste, il tira longuement sur sa cigarette avant de poursuivre en disant :
« Je ne leur envie pas leurs problèmes, ça non. Mais j’envie tout de même un peu la façon dont les choses ont tourné pour eux.
— Ne t’avise pas d’afficher ces airs envieux avec moi ! rétorqua la femme. Je suis bien contente que nous ne soyons pas eux. Je reconnais que leur vie a du bon, mais tout cela me semble si nerveux, comme s’ils vivaient au bord d’un précipice, et ils ont l’esprit beaucoup trop aventureux à mon goût. Je serais incapable de dormir, si j’étais elle. Toi et moi, nous avons eu une bonne vie, de bons emplois, et jamais nous n’avons manqué de travail ou d’argent. Et puis, nous avons une belle maison et des économies. Oh, nous ne sommes peut-être pas les gens les plus extravagants au monde et peut-être ne sommes-nous pas non plus les plus heureux, mais je t’aime, David.
— Et moi, je t’aime plus que tu ne m’aimes, lui répliquat-il en souriant et en lui tapotant la main.
— Oh, David ! » fit-elle en secouant la tête.
Ils se turent. Je dus admettre qu’ils avaient bien changé à mes yeux, depuis le peu de temps où Leslie et moi avions décidé de nous asseoir près de leur table. Certes, j’aurais préféré que David ne fume pas, mais ce type m’était tout de même devenu sympathique. J’étais passé de l’aversion à la sympathie pour un aspect de ma personne que je n’avais jamais connu. La haine n’est rien de plus que de l’amour qui ne se base sur aucun fait, avait dit Pye . Qui que nous n’aimions pas, me dis-je, existerait-il des faits à leur sujet qui nous feraient changer d’avis ?
« Tu sais ce que je vais te donner pour notre anniversaire de mariage ? dit soudain la femme.
— Nous en sommes aux anniversaires de mariage, à présent ? dit l’homme à son tour.
— Des leçons de pilotage ! » s’exclama la femme en ne tenant nullement compte de sa dernière remarque.
Son mari la regarda comme si elle venait soudainement d’être frappée de démence.
« Tu peux encore y arriver, tu sais, David. Je sais que tu le peux.
Ils se turent à nouveau. Puis c’est d’une voix remplie de haine que l’homme s’exclama : « Sacré nom de Dieu ! Ce n’est pas juste !
— La justice, ça n’existe pas, rétorqua sa femme. Mais tu sais, il arrive parfois qu’ils disent qu’on n’en a que pour six mois et puis voilà que ça disparaît tout seul, et les gens vivent encore pendant des années !
— Tout s’est passé si vite, Lorraine. J’ai l’impression que c’est hier encore que je partais m’enrôler dans l’armée et pourtant, tout cela se passait il y a trente ans ! Pourquoi ne nous a-t-on jamais dit que le temps passait si rapidement ?
— Mais on nous l’a dit, rétorqua la femme.
— Pourquoi n’avons-nous pas écouté, alors ? demanda-t-il en soupirant.
— Mais quelle différence cela aurait-il fait ?
— Cela en ferait toute une maintenant, en tout cas. Oh, si seulement je pouvais tout recommencer, maintenant que je sais cela.
— Et que dirais-tu à nos enfants maintenant, si nous en avions eu ?
— Je leur dirais de réfléchir. Je leur dirais que, chaque fois qu’ils entreprennent quelque chose, ils devraient se demander si c’est vraiment là ce qu’ils veulent faire. Plus que tout ; je leur dirais que ce qu’ils font n’a guère d’importance et que ce qui importe, c’est qu’ils veuillent le faire ! »
Elle le regarda, étonnée. Il ne doit pas lui arriver souvent de s’exprimer de la sorte , me dis-je.
« Je leur dirais aussi qu’il est loin d’être drôle de devoir envisager les derniers six mois de sa vie à se demander ce qu’il est advenu de ses plus nobles valeurs. » Il toussa en grimaçant et écrasa son mégot dans le cendrier avant de poursuivre en disant : « Je leur dirais que personne n’a à se laisser ballotter sur les vagues de la médiocrité, mais que ce sont des choses qui arrivent, mes enfants, oh oui ! Et cela vous arrivera à vous aussi, à moins que vous ne fassiez toujours les meilleurs choix qu’il vous soit possible de faire !
— Oh, David ! Tu aurais dû être écrivain. »
Il balaya ces paroles d’un geste de la main et dit : « Vois-tu, c’est comme si maintenant, à la fin, on me faisait passer un examen-surprise et qu’il me fallait répondre à la question : Êtes-vous fier de vous ? Et je ne puis affirmer pour toute réponse que j’ai donné ma vie pour devenir la personne que je suis aujourd’hui ! Mais voilà, le prix que j’ai dû payer pour ce faire, en valait-il vraiment la peine ? »
Il se tut, visiblement épuisé.
Lorraine sortit un mouchoir de sa bourse et posa la tête sur l’épaule de son mari tout en épanchant ses larmes. Celui-ci essuya ses propres larmes puis enlaça sa femme pour la réconforter. Puis tous deux demeurèrent silencieux, à l’exception de la toux persistante de l’homme.
Peut-être était-il trop tard pour parler à ses enfants, pensai-je, mais il restait qu’il s’était enfin ouvert à quelqu’un. Il avait dit à sa femme ce qu’il avait sur le cœur, et il nous l’avait dit à nous qui nous trouvions à une table en même temps qu’à un univers de là. Oh, David.
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