Quant à Leslie et moi, nous nous trouvions sur un balcon identique au premier, du côté opposé à ce dernier, et regardions à l’intérieur de la chambre.
« Il m’a l’air extrêmement déprimé, tu ne crois pas ? chuchota Leslie.
— Si. Et n’est-ce pas étrange qu’il reste là à ne rien faire ? Où est Leslie ? »
Elle secoua la tête et poursuivit son examen de l’homme, l’air soucieux.
« La situation me paraît … embarrassante, dit-elle enfin. Je crois que tu devrais aller lui parler seul à seul. »
Je regardai l’homme, qui restait là, immobile. Et pourtant, il était évident qu’il ne dormait pas.
« Vas-y, chéri, renchérit Leslie. Je sens qu’il a besoin de toi. » Je serrai sa main dans la mienne, puis pénétrai dans la pièce.
Fixant l’air gris du dehors d’un œil morne, l’homme bougea à peine la tête à mon arrivée. À côté de lui, sur le couvre-lit, se trouvait un ordinateur portatif allumé, mais dont l’écran était aussi vide que le visage de son propriétaire.
« Salut, Richard, dis-je. N’ayez pas peur. Je suis …
— Je sais, fit-il en poussant un soupir. Vous êtes une projection de mon esprit troublé. » Puis, sans mot dire, il continua à regarder la pluie qui tombait.
Il me fit penser à un arbre abattu par la foudre, effondré pour ne plus jamais se relever.
« Que se passe-t-il ? » lui demandai-je.
Aucune réponse.
« Pourquoi cet air abattu ? » lui demandai-je encore.
Daignant enfin me répondre, il dit : « Ça n’a pas marché. Je ne comprends pas ce qui s’est passé. » Puis, au bout d’un moment, il ajouta : « Elle m’a quitté.
— Leslie vous a quitté ? » lui demandai-je, sidéré.
Il hocha presque imperceptiblement la tête, puis répondit : « Elle m’a dit que si je me refusais à partir, c’est elle qui partirait, parce qu’elle n’arrive plus à m’endurer. Eh bien, c’est moi qui suis parti. Mais c’est elle qui a mis fin à notre mariage. »
Je n’arrivais pas à le croire. Qu’avait-il bien pu se passer pour qu’un moi parallèle de Leslie en vienne à dire à Richard qu’elle ne pouvait plus le supporter ? Ma Leslie et moi avions traversé tellement de moments difficiles sans que cela menace notre union. Nous avions vécu les années qui avaient suivi ma faillite et les périodes où nous nous sentions tous deux si épuisés qu’il nous était presque impossible de continuer ; et aussi ces moments où nous étions si pessimistes que nous en étions venus à perdre notre perspective et notre patience. Comme nous nous étions querellés ! Mais jamais au point de nous séparer ou de sommer l’autre de partir. Que pouvait-il donc s’être passé entre eux deux qui fût pire que ce qui nous était arrivé à nous ?
« Elle ne veut plus m’adresser la parole, déclara l’homme d’une voix apathique. Dès que j’essaie d’avoir une discussion le moindrement sérieuse avec elle, elle raccroche.
— Mais qu’avez-vous fait ? lui demandai-je. Vous êtes-vous mis à boire ou à vous droguer ? Ou serait-ce que …
— Ne soyez pas stupide, dit-il d’un ton irrité. C’est de moi dont vous parlez ! » Puis fermant les yeux, il dit encore : « Allez-vous-en. Laissez-moi tranquille.
— Je suis désolé, dis-je, et vraiment j’ai été idiot de penser cela de vous. Mais je n’arrive tout simplement pas à comprendre la raison pour laquelle vous vous êtes séparés, vous et Leslie. J’ai idée que ce doit être extrêmement grave.
— Pas du tout. De petites choses sont venues s’immiscer entre elle et moi, des détails insignifiants en fait. Voyez-vous, il y a cette montagne de travail à abattre, l’impôt, la comptabilité, les films, les livres et mille et une offres qui nous viennent de partout à travers le monde. Eh bien, il faut s’occuper de tout cela et pas n’importe comment, selon elle. Alors elle plonge tête baissée dans le travail, comme une véritable démente, sans jamais prendre un seul moment de repos. Et pourtant elle m’avait promis, voilà plusieurs années, que jamais plus je ne me retrouverais dans ce fouillis où je me noyais à l’époque où elle m’a rencontré. Et elle était sérieuse, vous savez. »
Heureux de pouvoir se confier à moi, même s’il me considérait comme une simple projection de son esprit, l’homme poursuivit sur sa lancée et me dit :
« Pour ma part, je n’ai jamais pu m’embarrasser de vétilles. Alors elle s’est fait un devoir de s’occuper de tout elle-même, jonglant d’une main avec trois ordinateurs et de l’autre avec des formulaires et des échéances. Et elle se jure qu’elle en viendra à bout, même si cela doit la tuer, vous comprenez ? »
Il avait prononcé cette dernière phrase en laissant sous-entendre que cela le tuerait, lui. Comme il était amer, rempli de rancœur.
« Et bien sûr, elle n’a jamais de temps à me consacrer, occupée qu’elle est avec tout ce travail. Et elle refuse mon aide, car elle a peur que je foute la pagaille dans tout ça.
« Je lui rappelle alors que nous vivons dans un monde d’illusions et qu’elle ne devrait donc pas le prendre au sérieux. Et je lui dis que j’irai peut-être faire un petit tour d’avion. Oh, pas longtemps ! Mais quand je pars, elle me regarde comme si elle allait m’atomiser ! »
Il reposait toujours sur le lit, comme sur le canapé d’un psychiatre.
« Elle a changé, reprit-il au bout d’un moment. Elle est devenue nerveuse, tendue. Elle n’a plus rien de cette spirituelle et charmante jeune femme que j’ai connue. C’est comme si elle manœuvrait une pelle mécanique au-dessus d’une immense fosse et qu’il se trouvait tellement de paperasse à déplacer d’ici au 15 avril ou au 26 septembre, ou que sais-je, qu’elle se verra ensevelie sous la pile si elle s’arrête de bouger même un instant. Et quand je lui demande ce qu’il est advenu de notre vie, elle me hurle que si seulement je mettais la main à la pâte, j’arriverais peut-être à comprendre ! »
Si je n’avais pas su que cet homme était moi, j’aurais pensé qu’il délirait.
Pourtant, j’avais presque failli emprunter le même chemin que lui à une certaine époque de ma vie et étais presque devenu aussi dément qu’il en avait l’air. Il est si facile en effet de se perdre dans un dédale de détails et de remettre ses priorités à plus tard, persuadé que rien ne viendra menacer un amour si spécial, simplement pour se rendre compte finalement que la vie elle-même est devenue un détail et qu’on est soi-même étranger à la personne qu’on aime pourtant le plus au monde.
« Oui, j’ai connu cela, moi aussi, dis-je en sortant de ma rêverie. Mais dites-moi, cela vous dérangerait de répondre à une question ?
— Allez-y. Plus rien ne peut me faire de mal. Tout est fini entre elle et moi. Mais ce n’est pas ma faute, ça non ! Bien sûr que les détails peuvent parfois s’avérer mortels, mais c’est de nous dont il est question après tout, nous, les âmes sœurs ! Je retourne à mes anciennes habitudes pour quelques jours, je laisse l’ordre et le rangement de côté, histoire de me délasser un peu, et la voilà qui se plaint que j’ajoute à son fardeau. Puis elle dresse une liste de choses et d’autres qu’elle désire que je fasse, et si j’ai le malheur de mettre un peu trop de temps à les faire, si j’oublie simplement de changer une ampoule électrique, elle m’accuse de lui imposer toute la responsabilité de notre ménage. Vous voyez où je veux en venir ?
« Je veux bien lui donner un coup de main de temps à autre. Mais tout le temps ? Et même si je ne l’aide pas, est-ce là un motif suffisant pour mettre fin à notre mariage ? Ça ne devrait pas l’être, en tout cas ! Mais un caillou tombe, et puis un autre ; et puis, finalement, voilà que le pont tout entier s’écroule. Pourtant, je ne sais combien de fois je lui ai répété de se secouer un peu, de considérer l’aspect positif des choses. M’a-t-elle seulement écouté ? Que non ! Il fut une époque où notre mariage en était un d’amour et de respect, mais maintenant il ne reste que tension, travail incessant et colère. Elle n’arrive plus à discerner ce qui est vraiment important. Elle …
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