« Écoute, repris-je, tu ne crois pas que nous devrions nous servir à nouveau de notre intuition ? Je crains que nous n’ayons plus vraiment le choix. Je ne vois rien ici qui ressemble à notre sentier.
— D’accord, fit Leslie. Toi ou moi ?
— Toi. »
Leslie se détendit un moment sur son siège, puis elle ferma les yeux et demeura silencieuse pendant quelques secondes.
« Vire à gauche », me dit-elle au bout d’un moment. Perçut-elle comme moi le chagrin dont s’était imprégnée sa voix ?
« Vire de quatre-vingts degrés à gauche puis descends … »
* * *
Le bistrot était pratiquement désert. Un homme était assis seul au bout du bar tandis qu’un couple âgé s’était installé à l’une des tables latérales.
Mais que pouvons-nous bien faire dans un bar, me dis-je. J’ai toujours détesté ce genre d’endroit, que je me fais un devoir d’éviter autant que faire se peut.
« Partons d’ici », dis-je à Leslie.
Mais celle-ci me retint par le bras tout en me rétorquant : « Il nous a semblé à maintes reprises que nous avions atterri à certains endroits par erreur ; ou c’est du moins ce que nous croyions au début. Mais Tink était-elle une erreur ? Et le lac Healey ?
Et sans attendre ma réponse, elle se dirigea vers le comptoir. Puis elle se retourna pour regarder le couple âgé et ses yeux s’agrandirent de surprise.
Je la rejoignis en quelques enjambées.
« Étonnant, murmurai-je. Il ne fait aucun doute que c’est nous mais … » Je secouai la tête.
Mais comme nous avions changé ! Le visage de Leslie et celui de Richard étaient ravagés par le temps et leurs bouches ne formaient plus qu’un pli dur. Richard avait les traits tirés et le teint couleur de cendre. Non pas qu’il fût vraiment vieux ; il affichait plutôt un air de chien battu.
Devant eux, sur la table, deux bouteilles de bière ainsi que des plats de hamburgers et de frites. Un peu en retrait se trouvait un exemplaire de notre dernier livre.
Tous deux étaient absorbés dans leur conversation.
« Qu’en penses-tu ? me demanda Leslie dans un murmure.
— Ce sont des moi parrallèles aux nôtres, dans notre espace-temps et qui lisent notre livre, suggérai-je.
— Mais pourquoi ne nous voient-ils pas ?
— Ils sont probablement saouls. Viens, partons. » Leslie ignora ma dernière remarque.
« Je sens que nous devrions leur adresser la parole, me dit-elle. Mais je n’aimerais pas intervenir mal à propos ; et puis, ils ont l’air si austères. Allons nous asseoir un moment à la table adjacente et écoutons ce qu’ils disent.
— Leslie ! dis-je, sidéré. Tu voudrais écouter aux portes, maintenant ?
— Non ? fit-elle. Eh bien, soit : Va les déranger, et je me joindrai à toi si je vois qu’ils veulent de la compagnie. » J’examinai à nouveau le couple.
« Tu as peut-être raison, après tout », dis-je.
Nous prîmes place à la table attenante à la leur, nous installant de façon à voir leurs visages.
L’homme toussa à plusieurs reprises, tapota le livre de son index.
« Puisque je te dis que j’aurais pu en faire autant, dit-il en mordant dans son hamburger. Que j’aurais pu faire tout ce qui se trouve dans ce livre !
— C’est bien possible, David, lui répondit la femme en poussant un soupir.
— C’est vrai, quoi ! » Il toussa encore. « Écoute, Lorraine, le type pilote un vieux biplan. Et après ? Tu sais bien que j’ai pris des leçons de pilotage. Encore un peu et j’aurais volé solo. Qu’y a-t-il de si difficile à piloter un vieil engin comme celui-là ? »
Mais je n’ai pas dit que c’était difficile, pensai-je en moi-même, j’ai simplement rapporté que j’avais fait le cabotin pendant un moment, lorsque je m’étais rendu compte que ma vie n’allait nulle part.
« Il y a autre chose dans ce livre, tu sais, à part les vieux avions, lui fit remarquer sa femme.
— Eh bien, moi je te dis que c’est un sacré menteur. Personne ne peut gagner sa vie à faire faire des tours d’avion aux gens. Et en décollant d’un champ, en plus ! Il a inventé cela de toutes pièces. Et sa pimbêche de femme, hein ? Tu penses bien qu’il l’a inventée, elle aussi. Il n’y a rien là-dedans qui soit vrai. Pourquoi refuses-tu de comprendre ? »
Quelle était donc la raison de son cynisme ? Si je devais lire un livre écrit par un de mes moi parallèles, ne me reconnaîtrais-je pas forcément dans les pages ?
Et si cet homme est un aspect de ce que je suis maintenant, pensai-je, comment se fait-il que nous n’ayons pas les mêmes valeurs ? Que fait-il dans ce bistrot, à boire de la bière, pour l’amour de Dieu ! À manger le corps haché et brûlé d’une pauvre vache morte ?
Il était évident que cet homme avait l’âme en peine ; peut-être même était-il malheureux depuis fort longtemps. Son visage était celui que me renvoyait le miroir chaque jour, sauf que les rides qui marquaient le sien étaient à ce point profondes qu’il donnait l’impression de s’être tailladé les joues au couteau. Il me faisait aussi l’impression d’être extrêmement nerveux, et je n’avais d’autre désir que de m’éloigner de cet homme duquel émanait de mauvaises vibrations et de quitter cet endroit.
Percevant ma détresse, Leslie me prit la main pour me calmer.
« Mais qu’est-ce que ça peut bien faire s’ils ne sont que des fabrications, David ? demanda la femme. Ce n’est qu’un livre, après tout. Il n’y a pas de quoi se mettre en colère. »
L’homme prit le temps de terminer son hamburger, qu’il fit suivre d’une frite qu’il pigea dans l’assiette de sa femme.
« Tout ce que j’essaie de te dire, c’est que tu m’as harcelé jusqu’à ce que je lise ce livre. Eh bien voilà, je l’ai lu et je ne lui trouve rien de bien spécial. J’aurais pu faire tout ce que ce type écrit avoir fait. Je ne comprends pas pourquoi tu trouves que ce livre est si … ce que tu en penses, quoi !
— Mais je n’en pense rien. Je te dis simplement que les personnages de ce livre auraient pu être nous. N’est-ce pas ce que tu en dis toi-même ? »
Il la regarda d’un air étonné, mais elle leva la main en lui demandant de la laisser terminer.
« Qui sait ce qui se serait passé si tu avais persisté dans l’aviation ? Et tu écrivais toi aussi, à l’époque, tu te souviens ? Tu travaillais pour le Courrier et le soir, tu écrivais des histoires. Tout comme lui.
— Bah ! Des histoires ! Pour ce que j’en ai récolté. Une boîte pleine de bouts de papier roses sur lesquels était imprimé le mot non ; même pas du papier de format ordinaire. Qui a besoin de ça ? »
La voix de sa femme se fit presque douce lorsqu’elle répondit : « Peut-être as-tu abandonné trop tôt ?
— Peut-être bien … Mais j’aurais pu écrire cette histoire de goélands aussi bien que lui ! Quand j’étais jeune, j’allais me promener du côté des quais pour regarder les oiseaux. J’aurais bien aimé avoir des ailes, moi aussi … »
Je sais, pensai-je. Tu t’installais entre ces gros blocs de pierre roulée, t’accroupissant du mieux que tu le pouvais pour ne pas qu’on te voie. Et les goélands volaient si près que tu pouvais entendre le vent sur leurs ailes, telles des épées de plumes qui fendaient l’air. Puis un virage, et voilà qu’ils volaient au gré du vent dans le ciel, comme des chauves-souris. Et toi tu restais là, ancré au roc.
Je me sentis soudain envahi de compassion pour cet homme et les larmes me vinrent aux yeux tandis que je regardais son visage ravagé par le temps.
« J’aurais pu écrire ce livre, répéta l’homme, chacun des mots de ce livre. » Puis en toussant, il ajouta : « Et si je l’avais fait, je serais aujourd’hui un homme riche.
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