« Et maintenant, mes amis, le bonheur et la prospérité sont redevenus bien nationaux. Les Français dominent à nouveau le monde comme sous Louis XIV, comme sous Napoléon I er. Ils mettent la poule au pot tous les jours et la poule au lit le samedi soir (quand ils ne sont pas trop fatigués). Ils passent leurs vacances aux Canaries. Ils envoient des petites souris en fusée à des deux cents mètres de haut ! Ils ont du pétrole à revendre ! Ils se forgent une force de frappe si terrible que le reste de l'univers claque des dents et qu'ils peuvent enfin convertir leurs colonels en instituteurs. Ils tiennent la Principauté de Monaco sous leur coupe. Ils ont droit à deux monnaies (l'une en anciens francs et l'autre en nouveaux — ce qui fait plus cossu — et qui s'expriment sur les mêmes billets !). Quand ils s'ennuient, ou que la qualité des films baisse dans les salles d'exclusivité, on leur fait venir les derniers rois régnants sur les Champs-Élysées ; une France avec la reine d'Angleterre sur l'évier, n'était-ce pas le rêve secret de chacun ? On leur fait approuver toutes les grandes décisions. Ah ! il est loin le temps où l'on faisait des cocottes avec des bulletins de vote ! Les impôts diminuent et la vie baisse (chez les économiquement faibles surtout). Ils ont tous leur bagnole pour ficher le camp après le boulot et la télé pour pouvoir suivre les discussions contradictoires. Bref, c'est la belle vie dorée sur tranche de pain sec. La voici enfin appliquée à la lettre, la fameuse devise : Un pour tous, tous pour un. Nous vivons bel et bien tous pour un, désormais. Tous pour UN, pardon ; et même tous pour HUN. »
Bérurier me gratine d'un sourire fromagesque et dit en tartinant du chambourcy onctueux comme une visite de M'sieur le curé :
— Te frappe pas, Mec. Tant qu'on aura du fromage pareil, la vie restera convenable.
Berthe grogne son approbation et M'man bat des cils. Mais qu'est-ce qu'ils ont donc, tous ? Y'a donc plus moyen d'avoir de l'idéal non estampillé ? Unanimes et extasiés qu'ils sont ! C'est la grand-messe, quoi ! Une sorte d'élévation qui dure, qui dure et qui n'en finit pas !
« La Patrie, c'est où on se sent bien », a dit Aristophane. Pourquoi donc ressens-je l'impression pénible de ne plus être tout à fait chez moi ? J'aimerais bien, pourtant, prendre mon panard avec les autres. Ça doit être rudement jouissif, ce grand orgasme collectif, cette fabuleuse partouzette gauloise. En attendant je chemine seul, tout seul avec Sartre dans une main et Céline dans l'autre à la recherche de je ne sais quelle acceptation de la vie et, qui sait ! Peut-être aussi de la mort !
— A quoi que tu rêves ? mastique Béru.
Et comme je tarde à répondre, il me morigène :
— Tu gamberges trop, c'est ça ton vice, San-A. ! La vie, faut jamais se la compliquer, au contraire. Ce qui compte ici-bas, c'est l'équilibre. Après la guerre minable qu'on a eue, les Français en ont classe des grands problèmes. Ils s'en branlent qu'on aille dans la lune ou pas (Charpini mis à part). Ce qui les passionne, c'est pas le Cosmos ni les sous-marins anatomiques, c'est le catch et Intervilles, un point c'est tout ! Ce qu'ils demandent, c'est de ne plus se turlupiner et du moment qu'ils ont trouvé l'homme qui remplace le beurre, ils en profitent pour se mettre en congé, c'est logique et pas plus con qu'autre chose.
Il parle d'or, mon Bérurier. C'est pourtant vrai que la France est en vacances maintenant. En vacances à « La Boisserie ». Le voilà enfin éclairci, mon mystère. La voilà donc expliquée, leur sacrée béatitude. Je suis triste parce que j'ai toujours été triste en vacances, simplement. Peut-être que c'est glandulaire, non ?
— Bravo, Gros, t'as mis le doigt dessus, déclaré-je. Tu as raison : tout est question d'équilibre, d'harmonie. Un peuple fatigué avait envie qu'on le gouverne et il a trouvé un homme qui aime le gouverner ! Faudra que je fasse brûler trois douzaines de cierges, j'avais pas encore pigé. C'est miraculeux. Tiens, dans le « Who's who » ce Bottin mondain, on peut lire dans l'article biographique consacré à Madame de Gaulle qu'elle a pour violon d'Ingres les fleurs et la musique ! Harmonie ! La première dame de France (à gauche en montant le perron) est servie. Car enfin, avec tous les bouquets qu'on lui offre, et toutes les Marseillaise qu'on lui joue, si elle ne trouve pas le moyen de l'accorder, son violon d'Ingres, c'est à désespérer de tout, même de la République.
Harmonie ! Équilibre ! Chacun reçoit un jour ce qu'il attend…
Il suffit d'attendre.
POSTFACE
EN GUISE DE VOLTE-FACE
Le café expédié, nous prenons l'air dans le jardin, le Gros et moi, tandis que « ces dames » desservent la table. Assis côte à côte sur un banc, nous contemplons le ciel de nuit où tremblotent de rares et fragiles étoiles.
— San-A., appelle mon copain, je te remercie pour tes leçons d'Histoire. Je me sens un peu triste maintenant qu'on a fini…
Je pose la main sur sa belle nuque noueuse, dont le diamètre est celui d'un peuplier adulte.
— Moi aussi, Gros, je me sens tout chose. Ça n'a pas été désagréable, tu sais, cette révision. Oh ! bien sûr, elle a été très incomplète. Je ne t'ai pas cité le dixième des grands noms de l'Histoire et pas le tiers des faits importants. Je ne t'ai pas parlé de Bayard, ni de Pasteur, ni de Clemenceau, par exemple… On a laissé de côté la conquête du Tonkin, l'Entente cordiale et nombre de grands événements, n'importe… Tu as eu droit à l'essentiel pour ce Tour de France échevelé. Je t'ai donné la liste des principaux engagés et les numéros des dossards. Tu sais qui a gagné chaque étape et qui l'a perdue. Et maintenant il faut que je te dise une chose, Béru : ces deux mille ans évoqués ne représentent rien dans l'histoire de l'humanité.
« C'est un petit soupir imperceptible. Les singes évolués que nous sommes redeviendront singes et cet aller-retour lui-même n'aura duré qu'un instant. Regarde les étoiles, si tu deviens pote avec elles, elles te diront que nous sommes une courte illusion ; que la France aussi est une illusion. Que Charlemagne ça n'était pas d'avant-hier, mais que c'est aujourd'hui. Que tous ceux dont nous avons parlé sont encore là, comme sont encore là nos parents ou nos amis défunts.
« Le monde qui était nuées ardentes deviendra cendres froides. Un jour, les contours familiers de notre France s'effaceront, comme, dans l'âtre, la bûche consumée perd ses formes.
« Alors ce jour-là, qui sera un jour sans herbes et sans oiseaux, sans France et sans Bérurier, que restera-t-il de notre passage dans le monstrueux silence des espaces cosmiques, Gros ? »
Béru se lève, toussote et met ses mains aux poches. Comme il est massif et presque beau dans la nuit, notre Béru !
— Ce qui restera, murmure-t-il d'une voix chaude et grave, ce qui restera, San-A. ? Je vais te le dire… Il restera le bruit de nos rires. Quand on se marre, on fait des ondes, Gars, n'oublie pas ! Ces ondes, elles sont en route vers d'autres planètes où que des petits bonshommes les récupéreront pour en rigoler à leur tour. Quèque chose me le dit ; c'est pas possible que je me trompe. Conclusion : faut se grouiller d'évacuer la France chez les Martiens pendant qu'on a encore des poumons pour le faire !
Et Bérurier, en bon Français, se met à rire, à rire, à rire sous les étoiles.
EN TOUTE HONNÊTETÉ
JE RENDS GRÂCE ICI
A MES EXCELLENTS CAMARADES :
Octave AUBRY
A. AYMARD
Guy BRETON
CABANES
Pierre CHAMPION
Pierre de l'ESTOILE
JOINVILLE
Jules MICHELET
L. PRUDHOMME
Augustin THIERRY
GREGOIRE de TOURS
Ainsi qu'à quelques autres… dont les très remarquables travaux éclairèrent ma mémoire défaillante.
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