Félicie entre à nouveau, avec de l'aspirine vitaminée, j'interromps le cours de mes émissions.
— Ne te fatigue pas, surtout, recommande M'man, alarmée par la sueur qui mouille mon oreiller.
— Au contraire, fais-je, je suis en train de raconter Louis XIV à Béru, c'est un gentil exercice de sudation aussi efficace que ta bourrache.
Elle hoche la tête et m'essuie le front avec une serviette imbibée d'eau de Cologne.
— Tu n'as besoin de rien, mon Grand ?
— Non, M'man, tout est au poil, je m'écoute guérir. Demain il n'y paraîtra plus.
Elle sort, je rebranche le magnéto. Le petit voyant lumineux me refait de l'œil.
« Excuse-moi, Gros, c'était mon aspirine. Où en étais-je ?.. Attends-moi une seconde, je me fous en marche arrière ».
Les bobines enroulées à toute vibure font entendre leur chant ridicule de mouettes enrhumées. J'écoute mes dernières phrases et j'enchaîne :
« O.K. ! Me revoilà, Gros. Donc, la Fronde s'écrase et le ménage Mazarin-Anne d'Autriche poursuit son petit règne pantouflard. Pendant ce temps, Louis XIV déshonore les dames d'honneur de la Cour. C'est un futile, un cavaleur. Rien ne permet de penser qu'il deviendra le plus grand de nos rois. Il est amoureux d'une nièce de Mazarin : Marie Mancini. La jeune vierge en question n'était pas jojo mais elle avait du charme. En tout cas suffisamment pour que le roi en devînt follement amoureux. Cette gamine avait une idée de derrière le réchaud : se faire jucher sur le trône. Il était foncièrement pour, Louis XIV. D'autant plus que, pour s'exprimer comme chez la baronne de Truquemuche, elle ne voulait pas lui céder. Le Mazarin des familles avait là une sacrée occasion d'affermir sa dynastie. C'était un zig qui aimait le faste, le pognon, les œuvres d'art et les honneurs ; mais il s'était consacré à la France et à la monarchie et il a empêché ce mariage. A lui aussi je tire un coup de bitos. C'est beau de faire passer son devoir avant ses intérêts.
« Il a donc séparé les tourtereaux et s'est grouillé de marier Louis. Devine à qui ? A l'Infante d'Espagne, naturlich. Y avait rien de changé sous le (roi) soleil ! On croyait toujours arrêter le rififi entre les deux pays en collant les infantes espagos dans le pageot des rois de France. Mais chaque fois c'étaient des grosses berlues politiques, vu que la castagne reprenait et que souvent on se chicornait justement à cause de la dot ou des droits de l'épousée qu'on voulait faire valoir ! Bref, Julot aussi y a cru, à la paix par la bagouze. Cette infante d'Espagne s'appelait Marie-Thérèse et crois-moi, elle n'avait rien de Brigitte Bardot ! Un peu naine sur les bords avec une bouille de Carlin ; y avait pas de quoi s'acheter un slip en bronze afin de rester correct en sa compagnie.
« Louis XIV, malgré tout, lui fait une fleur. C'était pas un affligé du rez-de-chaussée comme son papa officiel, lui ! Il avait de quoi faire face à ses engagements. Néanmoins il n'allait pas passer sa vie en chien de fusil devant la niche de sa reine. Une fois les épousailles accomplies et consommées, le brave Louis a voulu renouveler le cheptel et a volé au secours de son frangin dont les mœurs spéciales ne faisaient pas l'affaire de sa femme, Henriette. Ah ! oui, parce que j'ai oublié de te le dire hier, Béru, mais Louis XIV avait eu un petit frère. Celui-là, c'était certainement le gars Mazarin qui l'avait mis en chantier. L'hérédité jouant. Monsieur portait des robes. Pas celles du cardinal, celles de Coccinelle. On renouait avec le bon vieux temps d'Henri III. Ce que voyant, et trouvant sa belle-sœur à son goût, Louis XIV s'est mis à lui faire du gringue. C'est beau la famille, non ? On a mugi au scandale à la Cour. Le Cardinal de Mazarin s'est fichu en crosse ! Il jouait les pions, Jules. C'était un cauchemar de pucier que cet homme-là ! Défense de flirter avec sa nièce ! Défense de calcer Madame ! Et de remonter le bourrichon à Anne d'Autriche, comme quoi ça n'est pas des manières ! Et d'alerter cette folle guêpe de Monsieur pour lui dire que son frangin lui faisait du contre-carre ! Le démon rapporteur, je te dis ! Y a eu du suif dans la famille royale. Alors, Louis XIV, qui était un docile de la braguette, a moulé Henriette pour se consacrer à Mademoiselle de La Vallière !
« Tu serais là, Gros, tu me demanderais si cette La Vallière est la créatrice de la cravate du même nom. Eh ben oui, justement. Pas tellement jolie, Louise de La Vallière. Mais du charme ! Elle boitait ! Mais on ne s'en apercevait que lorsqu'elle marchait ! Au demeurant une ramoneuse de tuyaux épatante, mais qui avait de la pudeur ! Louis XIV s'est mis à l'adorer.
« Là-dessus, Monsieur Mazarin est mort. Fallait bien que ça arrive. Ça arrive à tout le monde. A ce propos, j'espère que ma grippe n'est que passagère ! Le règne de Louis XIV commence réellement. D'ailleurs le roi l'annonce lui-même dans une déclaration au Parlement demeurée fameuse :
— Jusqu'ici, dit-il, j'ai laissé le volant au camarade Mazarin, mais maintenant je chope le manche et je vais passer la quatrième ; qu'on se le dise !
« — Le Grand Siècle va démarrer. Le Roi-Soleil, qui jusque-là roulait en codes, allume brusquement toutes ses Wonder. A partir de 1661 seulement, donc par conséquent avec un handicap de soixante ans, il va faire le dix-septième siècle ; celui de l'élite ! Un exploit inégalé. Mais aussi, quelle heureuse conjoncture ! Quelle concentration de talents ! Mords un peu le générique, Gros, on n'a jamais pu réunir une telle distribution depuis sur une affiche. Au théâtre : Molière, Racine et Corneille ! A la poésie : La Fontaine et Boileau ! En chaire : Bossuet et Bourdaloue. En philo : La Rochefoucauld et La Bruyère ! Aux P.T.T. : Madame de Sévigné ! A l'Intérieur : Colbert. A la Guerre : Louvois ! A la batterie : Vauban ! A l'Information : Saint-Simon ! Les décors sont de Mansard, Le Brun et Le Nôtre ! Orchestre sous la direction de Lulli et de Couperin ! Directeur de la photographie : Le Nain, Champaigne, Poussin, de La Tour ! Et la mise en scène est de Louis XIV ! Le plus long règne (72 ans) de notre Histoire commence. On joue « si Versailles m'était bâti » à guichets fermés. L'apothéose de la monarchie ! La France à l'apogée de sa gloire et de sa mission domine l'Univers. Partout dans le monde on parle, on pense, on mange, on aime français. En 1710, à Lima, on jouera les Femmes Savantes ! Nous rayonnons, de tout l'éclat de ce Roi-Soleil qui, comme le disent si justement Darras et Noiret, ressemblait à un Épagneul avec sa perruque qui lui battait les épaules. Son astuce number one, à Louis XIV ? l'Étiquette. Il a pigé que pour régner, contrairement à ce qu'affirme un proverbe idiot, il ne s'agit pas de diviser, mais au contraire de grouper.
« Alors il regroupe les Seigneurs autour de son auguste personne pour mieux les éblouir. C'est en somme sa façon de les tenir à l'œil, comprends-tu ?
« Il les comble d'honneurs et crée des charges pompeuses et stupéfiantes telles que celle de « Contrôleur des perruques ! » Il les noie dans les flots de dentelles ! Il les étourdit dans les lumières de ses fêtes ! Il les fatigue à coups de bals et de chasses ! Il les mate en leur faisant jouer les larbins, mais de telle manière qu'ils se battent pour lui tendre son papier hygiénique ou pour lui verser sa camomille du matin. Loulou avait réglé ses journées avec la rigueur de la S.N.C.F. Il voulait que tous ses sujets dotés d'une montre et d'un almanach pussent dire ce que le roi était en train de faire à toute heure de la journée. Cette règle, qui aurait pu passer pour de la routine, transformait en une espèce d'office la journée du roi. On célébrait un culte dans l'accomplissement des besognes les plus quotidiennes et les plus pauvrement humaines.
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