Un homme avance vers moi, le visage dissimulé derrière un bouquet de fleurs. Nom d’une jupe qui se coince dans l’escalator, que dois-je faire ? Surtout, rester calme, ne pas perdre mon sang-froid. J’arrive à contrôler mes bras et un peu mes jambes mais, à l’intérieur, mes organes font n’importe quoi, la vésicule biliaire vient de sauter de joie par-dessus le foie et mon cœur défonce mes poumons tellement il bondit. Il avance toujours, les roses sont magnifiques. Ce sera le premier garçon à être né pour moi dans des roses !
Soudain, une jeune femme me bouscule en passant à ma droite et se rue sur lui. Elle l’enlace. Je viens de me faire barboter l’homme de ma vie par une jolie concurrente. Il la serre contre lui, il a un sourire serein. Elle éclate d’un rire qui ne signifie rien d’autre que le bonheur. Que ce monde est cruel… J’ai l’impression d’être au pied d’un sapin de Noël, d’avoir repéré le cadeau dont je rêve depuis toujours et de découvrir en m’approchant qu’un autre prénom que le mien est écrit sur le paquet. Le bonheur, c’est comme les bonnes affaires, il n’y en a pas pour tout le monde.
Je passe de l’excitation totale à la dépression absolue. Mon cœur retombe sur mon pancréas et j’ai les poumons dans les fesses. Je respire mal.
Le couple s’éloigne. Comment ai-je pu y croire ? L’heure est passée. Pourtant, je dois tenir et me ressaisir, car s’il arrive avec quelques minutes de retard, il n’est pas question qu’il me voie avec une tête déprimée. À l’instant où il arrivera, il doit me découvrir au mieux de ce que je suis. Peu importe ce que j’ai enduré avant. Chacune des secondes qui s’égrènent ne doit pas compter. Je suis sur scène, prête à jouer le rôle de ma vie, et j’espère que le rideau va s’ouvrir mais je ne sais pas quand. Pire, je ne vais peut-être pas me rendre compte qu’il est ouvert s’il m’observe de loin. Pourtant, je ne veux pas louper cette entrée-là, mon entrée dans la pièce qu’il a écrite pour moi.
À présent, pendant que je m’efforce de faire bonne figure, une grande question se pose au plus profond de mon esprit impatient : jusqu’à quelle heure vais-je attendre ? Mon cœur se refuse à donner une réponse, à fixer une limite, mais mon cerveau négocie déjà parce qu’il sait que si ça tourne mal, ce sera encore à lui de gérer. Attendre un quart d’heure après l’heure me paraît un minimum. Que représentent quinze minutes au regard d’une vie ? Et puis on ne sait jamais, son train a peut-être du retard même si aucune perturbation n’est annoncée. J’accepte l’idée de patienter jusqu’à la demie. Je ne veux pas laisser passer ma chance par impatience ou par orgueil. À partir de quelle heure mon amour-propre se sentira-t-il bafoué ? Dans combien de temps aurai-je atteint la mince frontière qui sépare l’espoir de la résignation ? Est-ce que tout se mesure ainsi ? Je le crois. La distance de laquelle on recule révèle l’intensité de la peur. Le délai pendant lequel on patiente mesure le degré d’attente. Le flot des larmes indique le niveau de solitude. Très précisément.
Désormais, dans ce grand hall où se joue la vie, je me sens de plus en plus spectatrice, et uniquement cela. Je me focalise malgré moi sur ceux qui comme moi semblent attendre quelqu’un. Combien verront leur attente déçue ? Si ça se trouve, je serai la seule. Par compassion pour mes semblables, je l’espère presque. On dit souvent que chacun a une place dans la vie, un rôle à jouer dans le monde. Le mien est peut-être d’être celle pour qui tout échoue tristement, permettant ainsi aux autres de considérer même le plus simple des bonheurs comme étincelant. J’ai enfin trouvé ma place sur cette terre, je suis celle que les gens désigneront du doigt en disant : « Ça pourrait être pire, je pourrais être comme elle », et leur moral s’en trouvera renforcé.
J’aperçois aussi des hommes qui attendent. Ce jeune qui se recoiffe la mèche depuis dix minutes, comme si son avenir en dépendait. Cet homme qui surveille alternativement sa montre et son téléphone. J’ai de plus en plus de mal à observer ceux qui se retrouvent. Je n’en ai plus la force. Leurs effusions m’aveuglent. Leur émotion me retourne, leurs élans me terrassent. Quoi de plus beau que des gens qui se rassemblent ? Quoi de plus terrible que d’être écartée de ce rituel si profondément humain ?
J’ai attendu jusqu’à 19 h 40. Cent minutes après l’heure. Chacune vécue comme une exaltation ou une épreuve. Je suis épuisée. Mon amour-propre est bafoué depuis longtemps et la frontière de l’espoir est loin derrière moi. Je ne la vois même plus avec des jumelles, je suis trop enfoncée en terre de solitude. Les larmes coulent sur mes joues. Je ne suis plus la fière publicité de moi-même dressée dans la foule. Je suis la ruine d’un bâtiment qui tient encore debout on ne sait comment mais qui s’attend à voir débarquer les démolisseurs.
Seules deux femmes — plus âgées que moi — sont venues me demander si je me sentais bien. J’ai répondu oui. Elles savent que je mens, parce qu’elles ont sans doute vécu ce que je vis. Parce que chacune de nous fait forcément un jour cette expérience atroce qui consiste à être prête à tout sans que personne ne nous donne notre chance. Tant à donner et aucune main qui se tend, sauf parfois pour voler. La peine m’étouffe, le sentiment d’injustice me consume.
Ce matin, je suis comme John Wayne : cinq mots de vocabulaire et un fusil chargé. Si dans la grande rue de la ville, Hugues, l’infâme bandit qui détrousse les villageois en quête de logis et maltraite les jeunes femmes, se présente pour un duel, il n’aura aucune chance. J’aurais dû me méfier de ce prénom que les Sioux prononcent pour dire bonjour…
En sortant de chez moi, je m’arrête un instant sur le palier pour tendre l’oreille en direction de l’appartement de M. Dussart. Aucun bruit. J’irais bien me coller à la porte pour écouter mais, avec ma chance, c’est pile à ce moment-là qu’il va ouvrir ou que M. Alfredo va monter.
En bas, je croise justement le concierge qui balaye le perron.
— Bonjour mademoiselle Lavigne. Quel beau soleil, n’est-ce pas ? Un superbe dimanche qui s’annonce, frais et lumineux. C’est un temps sain. Essayez d’en profiter, vous avez la mine chiffonnée…
— Je vais déjeuner dans ma famille, ça me fera du bien. Dites-moi, monsieur Alfredo, savez-vous si M. Dussart est rentré ?
— Je ne pense pas puisqu’il n’a pas récupéré son courrier. Il a peut-être été obligé de prolonger son déplacement. Si vous voulez, je le préviens que vous cherchez à le voir.
— Non, s’il vous plaît, ne lui dites rien…
Il m’adresse un sourire complice. Que pense-t-il de moi ?
Ce midi, je me rends chez ma sœur. Elle, son mari Olivier et leurs deux ados habitent un peu à l’écart de la ville. S’éloigner était pour eux le seul moyen de s’offrir une petite maison avec un jardin. Ils l’ont voulue à l’époque où les enfants sont nés.
J’ai toujours été proche de Caroline. Quand j’étais petite et que maman rentrait tard de son travail, c’est elle qui me faisait faire mes devoirs. C’est avec Caro que j’ai appris à lire et à compter. Elle me lisait aussi des histoires, beaucoup. On a énormément joué ensemble. Les jours où nous changions les draps, on se construisait des cabanes avec les matelas. J’attendais ces moments-là avec impatience. On s’inventait un monde extraordinaire dans notre quotidien. Les draps servaient de portes. On installait de la lumière à l’intérieur et on jouait à la dînette. Caro tenait à la fois le rôle du père et de la mère, comme maman dans la vraie vie. Je me souviens avoir été très triste lorsque ma grande sœur a commencé à sortir avec ses copains. J’avais l’impression qu’elle m’abandonnait. À ma grande honte, j’en ai même voulu à Olivier lorsqu’ils se sont fiancés. C’est à cause de lui qu’elle a quitté la maison.
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