Quand ils ont disparu pour de bon, on est restées toutes les deux dans un silence reposant. Le calme après la tempête. Caro m’a simplement souhaité « bon appétit ». On s’est souri et nous avons déjeuné comme des gens civilisés, sans parler tout de suite. On ne peut manger en silence que lorsque l’on est à table avec de vrais proches. C’est même à cela qu’on les reconnaît. Avec qui peut-on partager un repas sans rien dire, un simple sourire aux lèvres ? Le seul plaisir d’être ensemble, côte à côte. Pas d’obligation de conversation, pas le devoir d’occuper le terrain social en étalant des propos. Voilà bien longtemps que nous n’avions pas eu l’occasion d’être tranquilles, toutes les deux. Ces repas-là sont aussi propices aux questions très personnelles. Ça tombe bien.
— Caroline, toi qui vis avec trois hommes, je peux te poser une question ?
— Si tu n’en as qu’une à poser sur ce sujet, c’est que tu sais des choses que j’ignore !
On rigole.
— Pourquoi ça marche entre Olivier et toi ?
Elle paraît étonnée.
— Pourquoi ça marche ? Ma foi, je n’en sais rien. Je ne sais même pas si ça marche. On est bien tous les deux, jour après jour, mais tu trouveras certainement beaucoup de gens pour dire que notre couple ne vaut rien. Je ne me pose pas ce genre de question. On avance ensemble, on est d’accord sur la plupart des choses — sauf la cuisine et l’utilisation des clignotants ! — , et voilà.
— Comment as-tu su que c’était lui le bon ?
— Je ne sais pas. Je ne sais même pas si c’est le bon. À nos âges et étant donné ce que l’on a déjà traversé, j’aurais tendance à dire que l’on a des chances de finir notre chemin ensemble, mais je me méfie des jugements définitifs. Quand j’étais jeune, beaucoup de mes copines se faisaient le portrait de l’homme qu’elles espéraient. Elles dressaient la liste des critères de sélection et comparaient leur schéma idéal aux garçons qu’elles arrivaient à attraper. Les pauvres étaient souvent déçues ! Moi, sans doute à cause de ce qui est arrivé à maman, je n’attendais rien des hommes. Je n’en cherchais pas et je suis tombée sur Olivier.
— Qu’est-ce qui t’a plu chez lui en premier ?
Elle marque une pause en prenant le temps de boire une gorgée d’eau.
— En y réfléchissant, je crois que ce que j’ai d’abord remarqué, c’est sa faculté à passer à l’action dès qu’il a pris une décision. Il est comme ça. S’il veut faire, il fait. Il a commencé à me plaire dès que je me suis aperçue de ça.
— Tu le comprends toujours ?
— Je ne suis pas certaine de saisir ta question…
— Est-ce que tu as trouvé le mode d’emploi ?
Elle éclate de rire.
— Je ne sais même pas s’il y en a un ! J’ai renoncé à tout comprendre. Tu sais, je vis au milieu de trois mâles. Le plus souvent, je me dis que je ne pige rien à leur façon de faire, mais je dois bien admettre qu’en général ils s’en sortent. Alors que moi, j’essaie toujours de comprendre, de réfléchir, d’expliquer et, régulièrement, je suis à côté de la plaque. Le tout est de ne pas se tromper dans la répartition des domaines de compétence. Olivier se débrouille très bien sur certains secteurs et moi sur d’autres. Il fait pour moi et je fais pour lui. On fait confiance à l’autre quand on se sent dépassé.
— Et en voyant tes enfants grandir, comprends-tu les mécanismes qui font d’eux des hommes ?
— En voilà une question. Tu ne vas pas te reconvertir en psy au moins ?
— Je cherche les réponses partout où je peux.
— Les deux jeunes lions détestent qu’on leur rappelle cette vérité, mais le fait est qu’on les a fabriqués. On les aime, je lave leur linge, on les nourrit, Oliver les dresse parfois. Je ne sais pas s’il y a des mécanismes qui font d’eux des hommes. Les hormones, leur instinct, leur potentiel, leur personnalité… Beaucoup de choses entrent en ligne de compte. Ils sont encore jeunes même s’ils jouent les mâles. La voix grave, les poils, les trucs qui vont vite, les filles… Ils commencent déjà à appliquer les règles de leur espèce, à l’école, dans le travail, en jouant. Mais laisse-moi te confier un secret. Tous les matins, lorsque je les réveille, avant qu’ils n’enfilent leur costume de garçons, je vois des petites créatures dont on n’est pas si différentes. Souvent je me dis qu’on leur ressemblait beaucoup. Avant de faire les cadors avec leurs petits biceps et leurs abdominaux, quand ils émergent de leur lit, ils bougent leurs bras comme des crustacés leurs pinces, lentement, maladroitement. Ils sont touchants quand ils n’ont pas leur déguisement de super-héros. Souvent, je me dis que la vie les oblige, eux aussi, à adopter une certaine attitude, à se comporter d’une façon très codifiée. On doit être minces, ils doivent être forts. On est condamnées à assurer le quotidien, ils sont condamnés à réussir. Si dans un couple, dans une famille, on arrive à abandonner ces principes prémâchés et à n’agir que pour faire plaisir à l’autre, alors on a une chance d’être heureux. Pour aimer les hommes et les accepter, il faut garder le contact avec ce qu’ils sont au-delà des allures qu’ils se donnent.
Nous restons silencieuses un moment. J’ose demander :
— Tu n’aimais pas Hugues ?
— Je ne le sentais pas trop mais tu l’avais choisi. Est-ce que tu te souviens de ce qui t’a plu chez lui, la première fois ?
Je réfléchis.
— Personne ne l’impressionnait, il se sentait à l’aise partout. Je suppose que j’ai pris cela pour une marque de courage et de puissance alors que ce n’était que de l’arrogance et de l’inconscience. C’était juste une grande gueule sans rien derrière, un donneur de leçons.
— Je te connais, Marie, j’espère que tu ne comptes pas renoncer à faire ta vie avec quelqu’un parce que tu es d’abord tombée sur ce pauvre type…
— Je n’ai plus l’âge des débutantes… Je sais des choses. Croire à l’amour et ses bienfaits va être difficile pour moi. Le genre masculin est quand même sacrément compliqué…
— Je suis d’accord. On ne fonctionne pas du tout de la même façon. Je ne comprends pas pourquoi Olivier n’arrive toujours pas à vider ses poches avant de mettre son linge au sale alors que je le lui ai demandé des centaines de fois. Je ne sais pas à quoi il pense lorsqu’il pose les chemises de cérémonie des gamins qui sortent du pressing sur le sac de charbon de bois. Je n’arrive pas à saisir pourquoi il a les yeux qui brillent devant un assortiment de vis en promotion plus que devant un parterre de fleurs. Moi, j’aime les canards parce qu’ils sont fidèles à leur conjoint toute leur vie, et lui les aime pour leurs magrets. On est différents, c’est sûr. Et je ne te dis même pas ce que je me pose comme questions depuis que j’ai découvert, voilà quinze ans, qu’il parlait à son zizi… Mon Dieu, je n’avais jamais avoué ça à personne !
Nous éclatons de rire ensemble, et elle ajoute :
— Tu sais Marie, la vie est loin d’être parfaite avec lui, mais je suis certaine qu’elle serait vraiment moins bien s’il n’était pas là.
Je suis impatiente d’arriver au bureau, mais pas pour me mettre au travail. Je suis surtout curieuse de croiser mes suspects. J’ai même hâte. Je viens de vivre mon pire samedi soir depuis celui où j’ai cru que j’avais perdu la vue parce que l’embout du flacon de shampoing avait sauté et que j’ai tout pris en pleine figure — trois heures à vivre à tâtons alors que Hugues se moquait de moi. Il n’avait même pas arrêté de regarder sa série à la télé pour m’aider. Dire qu’à l’époque, je ne lui en avais pas voulu… Mais puisque le temps de faire les comptes a sonné, ce souvenir vient gonfler l’addition. Les hommes ont bien raison de nous reprocher de ne rien oublier. On est comme ça. Et le samedi soir que je viens de passer, je vais m’en souvenir jusqu’à la fin de mes jours.
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