— Je ne t’en veux pas. Je sais que ce n’est pas facile pour toi non plus. Quand je pense au temps que nous prennent les hommes même quand ils brillent par leur absence… C’est fou tout ce qu’on fait pour eux alors qu’ils ne sont pas là. Comment s’est passé ton dîner ?
— Au début, j’ai cru à un signe du destin. C’est le seul homme du club que je n’avais pas encore approché. Le dernier du stock ! Autant te dire qu’on n’est plus dans le premium, mais vu ma situation, je n’ai pas intérêt à faire la fine bouche. J’ai donc croisé les doigts en le considérant comme ma dernière chance viable. Après lui, il ne reste que le prof, mais ce sera vraiment mon ultime option avant la fin du monde…
— Alors cette chance ? Viable ou pas ?
— C’est un peu comme pendant les soldes. Tu te dis que tu vas peut-être faire une bonne affaire mais en même temps, si ça ne s’est pas vendu avant, c’est qu’il y a sans doute un défaut quelque part. Et là, c’était le dernier du rayon… J’ai vérifié toutes les coutures ! Il est gentil mais je crois qu’il se cherche plus une copine ou une confidente qu’une femme. En l’écoutant, j’avais l’impression d’être revenue au lycée. « Qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? », « Comment dois-je faire dans ce monde qui ne me comprend pas ? » À trente ans passés, il devrait commencer à entrevoir les réponses et savoir que ce n’est pas au monde de le comprendre ! Je n’ai pas envie de quelqu’un qui se cherche. J’aime les hommes qui savent ce qu’ils veulent. Je veux que mon mec m’embarque, qu’il me rassure !
— Bonne chance… Les seules fois où j’ai vu un homme décider sans hésiter, c’était Hugues, pour choisir les prochains jeux vidéo qu’il allait s’offrir… C’est quand même drôle, pendant que tu galérais avec le tien, moi je relisais sans cesse la lettre du mien… Magnifiques histoires d’amour !
— Pour en revenir à ta lettre, je la trouve plutôt bien tournée et assez touchante. Tu vas aller l’attendre à la gare, samedi ?
— Oui, pour deux raisons : la première, je veux savoir qui c’est, et la deuxième, je veux me rendre compte s’il est honnête. Tu as raison, ce qu’il écrit est gentil. S’il est sincère, alors peut-être que, cette fois, j’aurai de la chance…
Un grand hall de gare, un samedi en fin d’après-midi. Tellement de monde. Tellement de vies qui se croisent. J’ai l’impression de regarder un film en accéléré. Tous ces gens qui vont, qui viennent, qui se retrouvent ou qui attendent… Je les vois qui se sautent dans les bras, qui s’étreignent en se retrouvant ou en se séparant. Ceux qui partent, ceux qui reviennent. Ils ont des valises, cherchent le panneau qui leur dira où aller, courent vers leur train ou rentrent chez eux, patientent aux guichets, avec des enfants dans les bras ou des sacs de voyage, avec des instruments de musique ou des animaux. J’en vois qui s’énervent contre les machines, d’autres qui donnent de la monnaie aux mendiants pendant que d’autres encore feuillettent les journaux dans les kiosques. Un enfant passe, il a du mal à suivre le pas de sa mère, il porte un minuscule sac à dos et tient sa peluche doudou par la patte.
Je suis arrivée sur place une heure avant et j’ai tout imaginé dans les moindres détails : l’homme que j’attends débouche d’un quai et avance droit sur moi avec un sourire serein. Il ne dit rien. Il me prend dans ses bras. Non, c’est trop.
L’homme que j’attends débouche d’un quai et avance droit sur moi avec un sourire serein. Il me regarde dans les yeux avec bienveillance. C’est notre première conversation, mais elle ne repose pas sur les mots, et nous avons beaucoup à nous dire. Il me tend la main, pudique, puis devinant mes sentiments, se décide à me prendre doucement dans ses bras. Il me serre contre lui. Je ne dois pas pleurer, et pourtant j’en ai terriblement envie. Je suis bouleversée, émue comme une naufragée qui pose enfin le pied sur la terre ferme, comme une prisonnière qui revoit le ciel pour la première fois. Ce sentiment, je l’ai maintes fois rêvé, comme nous toutes. Mais je ne crois pas l’avoir déjà réellement éprouvé. Ai-je seulement été amoureuse ? Est-il possible de l’être ? Est-il concevable de vivre une première fois, une vraie, après tant d’illusions déçues ?
Je crois que les femmes passent leur vie à attendre, et c’est souvent après un homme. Il y a une semaine, je n’étais plus décidée à patienter. J’étais prête à me passer d’eux. Où en suis-je aujourd’hui ? Présente au rendez-vous mais sur mes gardes. Ce que la vie m’a appris pèse lourd face à ce que j’ai autrefois espéré. Pourtant, me voilà encore à la merci de l’un d’eux, à espérer. Si un jour je croise Dieu, peu importe lequel, je vais me le coincer et lui expliquer deux ou trois choses que l’on ne fait pas aux dames. Pourquoi nous a-t-il affublées de cet espoir et de ces seins qui nous compliquent tant la vie face aux hommes ? Que sait-il de notre vie ? Il n’est même pas marié et il n’a eu qu’un garçon. Pas étonnant qu’il ne comprenne rien aux filles et les traite comme les dernières de ses créatures. Un ragondin est mieux armé que nous face à la vie.
Un train arrive et le flot de passagers se déverse dans le hall. Vingt minutes avant l’heure, mais peut-être celui que j’attends était-il dedans. Peut-être que lui aussi aime être en avance pour ne pas faire attendre. J’observe chacun des passagers. Certains foncent vers les taxis, d’autres retrouvent leurs proches. Quelques-uns n’ont pas l’air pressés. Ils sont probablement comme moi, sans personne à la maison. Quand je vois la foule dans cette gare, toutes ces histoires, ces trajectoires, tous ces sentiments et ces touchantes démonstrations d’affection, je me dis que nous ne sommes vraiment pas une espèce faite pour vivre isolée de nos semblables. C’est une bonne nouvelle. Par contre, trouver ceux avec qui on peut faire un bout de chemin est nettement plus compliqué. Ça, c’est la mauvaise nouvelle.
« J’attends quelqu’un. » Je me répète cette phrase en essayant d’en saisir tout le sens et d’en apprécier le luxe. J’ai rendez-vous. Même si pour le moment je suis encore seule, cette simple idée me reconnecte au monde. Je n’en suis plus spectatrice, j’en suis actrice. J’ai quelque chose à faire ici. J’attends quelqu’un. Mon cœur s’emballe, mais je le calme. Avec qui ai-je rendez-vous ? Pour m’apaiser, je me rejoue à nouveau la scène. Il va venir, me sourire. On ne parlera pas forcément. J’ai le décor, il est immense, grouillant de figurants. J’ai la bande-son, les annonces, les voix qui se mêlent, les rires qui fusent. Il ne me manque que la vedette. Romain Dussart, Vincent — qui était comme par hasard parti en formation ces derniers jours —, Benjamin — qui a pris sa journée de vendredi sans que je sache pourquoi. Sandro, Lionel… Quel visage aura celui que j’attends ? Je répète la scène en boucle, avec chacun d’eux. Étrange casting.
Je me tiens devant le grand café qui ouvre sur les quais. Je n’ai même pas voulu m’installer à une table ou derrière la devanture, de peur que celui qui doit venir ne m’aperçoive pas. Alors, je suis là, debout, bien visible, comme la publicité de moi-même, exposée à tous les regards. Je vois arriver des dizaines de trains, j’observe des centaines de gens, peut-être des milliers et maintenant, il est l’heure. Dans sa lettre, il parle d’une arrivée aux alentours de 18 heures. Il n’a sans doute pas voulu préciser l’heure pour que je ne puisse pas déduire la provenance du train et ménager la surprise. Est-ce délicat ou cruel ? La réponse dans quelques instants, lorsque je vais lire son regard, entendre sa voix, peut-être toucher sa main. Je ne veux surtout pas choisir de favori parmi tous les candidats potentiels. Si ce n’était pas le préféré qui arrivait, je pourrais être déçue et ce serait dommage.
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