— C’est une bonne idée.
Le sol est impeccable jusque dans les moindres recoins. Il existe donc des hommes qui savent se servir d’un balai.
Déjà 20 heures. Tout est désormais en place. Je vais enfin pouvoir finir de vider mes cartons et décorer à mon goût. Pourtant, je n’ai pas envie de m’y atteler maintenant. Pas envie d’être seule.
— Tu veux rester dîner ? Je n’ai pas grand-chose, mais on se débrouillera…
— C’est très aimable mais quelqu’un m’attend. Par contre, un verre d’eau ne serait pas de refus…
— Bien sûr ! Pardon, j’aurais dû te le proposer avant !
On s’installe à la table de la cuisine, face à face. Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où était terré le chat, mais le voilà qui pointe le bout de son nez. Il saute sur le plateau de bois et s’approche d’Alexandre en ronronnant, le dos rond.
— Il est à toi ?
— Oui…
— Moi qui ne suis pas fan des chats, je le trouve beau. Comment s’appelle-t-il ?
Panique à bord. Je n’en ai aucune idée. Mes yeux balayent la pièce et, près de l’évier, j’aperçois une boîte de médicaments.
— Paracétamol, il s’appelle Paracétamol.
— Pas banal comme nom…
Je pense que je n’aurai jamais d’enfants, et c’est finalement une bonne chose. J’aurais été capable de choisir leur prénom dans le rayon conserves d’un hypermarché. Je vous présente Choucroute et Ravioli. Choucroute est l’aîné, et il a une petite saucisse.
Alexandre caresse le chat, qui se dresse sur ses pattes arrière pour enfouir sa petite tête dans sa grande paume. Pourquoi la vie de couple ne ressemble-t-elle pas à ce moment-là ? Aucun sous-entendu, juste le plaisir d’être côte à côte après avoir accompli ensemble. Comme s’il ne fallait approcher les hommes que quand ils sont gentils et capables de déplacer les meubles… Alexandre vide son verre d’un trait. Quelqu’un l’attend. Ce n’est pas mon cas. Sur mon agenda, pour faire l’importante, si je voulais remplir les cases, je pourrais juste marquer « brossage de dents », « épilation », « douche », « sortir les poubelles », « nourrir le félin ». J’ai tout le temps de penser à ce que la plupart font sans même s’en rendre compte. J’observe l’homme qui vient de m’aider et le chat que j’ai volé. Pendant un bref instant, ils m’ont appartenu tous les deux dans ce qui ressemblait à un bonheur simple. Ce moment-là s’enfuit déjà et j’en suis triste. Même si j’ai l’impression d’aller mieux, je dois quand même être dans un sale état pour que le départ d’un collègue venu pousser des meubles me rende malheureuse à ce point. Il se lève.
— Marie, j’espère que nous t’avons été utiles.
— Comment peux-tu en douter ?
— Je vais y aller.
Sandro est à la caserne à attendre qu’une catastrophe s’abatte sur un pauvre bougre qu’il faudra sauver coûte que coûte. Kévin est avec ses enfants en jouant son rôle de père et de mari. Alexandre va retrouver celle qui l’attend, et moi je vais rester toute seule avec Paracétamol.
Je raccompagne mon collègue jusqu’à la porte. Il me tend la main. C’est un peu ridicule mais je n’ose pas lui faire la bise. Il n’a pas l’air d’attendre que je lui saute au cou non plus. Va pour la poignée de main.
— Bonne soirée, Marie. À demain au bureau.
— Merci encore. Avec tout ce que vous faites pour moi, je vais être obligée de me surpasser pour le dîner que je vous dois. Caviar sur toasts à la feuille d’or ! Merci encore, beaucoup.
Il franchit le seuil et s’arrête soudain. Il se baisse et ramasse quelque chose sur le paillasson.
— Tiens, ça doit être pour toi.
Une autre enveloppe. La même écriture. Mes mains se mettent à trembler, puis tout mon corps, mais j’essaie de ne rien laisser paraître.
— Merci Alexandre…
J’ai la voix d’une pauvre créature qui voit la mort venir la chercher parce qu’elle connaît son adresse et qu’elle a le code de la porte de l’immeuble. Alexandre s’en va déjà. Je n’avais pas envie de rester seule, maintenant j’en ai peur. Même s’il ne peut pas être l’auteur des lettres, je pourrais peut-être lui demander de rester dormir ?
« J’ai été très ému en te découvrant portant ton écharpe nouée. Merci de ton geste. Je suis tellement content que tu nous laisses une chance… J’ai failli te parler mais j’ai trop peur de briser ce qui n’est pas encore né. Je tiens à toi et je sais pourquoi. Mais tu ne me connais pas, tu ne m’as même pas remarqué. Nous avons encore du chemin à faire et j’espère que tu me feras confiance.
« Si tu es d’accord, je te donne rendez-vous samedi, à la gare. J’arriverai aux alentours de 18 heures. Je te propose de m’attendre devant le grand café, face aux quais. Mais j’insiste, tu n’es obligée de rien. Si tu es là, alors notre futur s’approche encore. Sinon, sois certaine que même à regret, je respecterai ton choix. J’espère sincèrement te voir. J’espère aussi t’embrasser en vrai très rapidement.
« Signé : Ton plus fidèle serviteur. »
Émilie me rend la lettre et soupire, perplexe :
— Il y a du bon, c’est indéniable, mais je persiste à trouver sa méthode étrange. Un vrai jeu de piste. Soit il a encore quatre ans dans sa tête, soit il sait bougrement ce qu’il fait… Un psy ou un profileur de la criminelle aurait certainement beaucoup à tirer de ce joli texte.
— Je ne sais pas quoi en penser. J’ai relu cette feuille toute la nuit en déduisant de chaque phrase n’importe quoi et son contraire. Je passais de la panique absolue à quelque chose qui ressemble à de l’impatience. Moi, impatiente de voir un mec, tu te rends compte ? Heureusement, cela ne dure pas longtemps. Ce qui domine quand même, c’est la méfiance. Résultat, je suis dans un drôle d’état ! Mais le plus inquiétant, c’est que ce type est venu me déposer sa lettre au pied de MA porte ! Tu réalises ce que cela signifie ? Quelle est la prochaine étape ? Bientôt, je vais le voir surgir pendant que je prends ma douche ! Je flippe !
— C’est peut-être ton concierge qui a monté l’enveloppe…
— Non, je lui ai demandé ce matin. Et il n’a remarqué personne d’autre que les habitants de l’immeuble hier soir, entre 19 h 30 — heure de départ de Sandro et Kévin alors que la lettre n’y était pas — et 20 heures — heure du départ d’Alexandre, qui l’a trouvée.
— Quelqu’un de l’immeuble ?
— Justement, comme par hasard, ce matin, mon voisin, Romain Dussart, est parti en déplacement. M. Alfredo a cru comprendre qu’il rentrait ce week-end…
— Ce serait donc ton voisin ? Mais vous ne vous êtes vus qu’une seule fois.
— Peut-être un coup de foudre. Il a été charmant et m’a vraiment écoutée et regardée. Je me souviens très bien avoir remarqué qu’il se montrait très avenant. Mais il ne m’a jamais tutoyée, et je ne crois pas qu’il soit de ce genre-là.
— S’il est capable de t’écrire des lettres enflammées, il doit pouvoir te tutoyer et même te faire pire !
— Tu as raison, même si je refuse de savoir ce que tu entends par « me faire pire ». De toute façon, je suis toujours à côté de la plaque. Entre l’homme qui m’expulse et celui qui m’écrit des lettres à énigmes, je n’en peux plus. J’en ai assez d’être leur jouet. J’en ai ma claque de les subir. Je veux me poser, prendre le temps de décider ce que je veux pour moi, sans me faire avoir une fois de plus. Tu m’as tellement manqué hier soir, je suis certaine que si on avait parlé, j’aurais un peu dormi.
— Excuse-moi, mais après le cours de théâtre, un copain du club m’a invitée à dîner et je n’ai pas voulu refuser. Pour une fois que ce n’est pas moi qui prends l’initiative !
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