Là, tout de suite, si c’était possible, je voudrais sortir, marcher dans les rues désertes et vous rejoindre. Vous seriez assis sur un banc, peut-être dans le square où j’aime vous donner rendez-vous, et je prendrais place à vos côtés. Finalement, on se connaît un peu. On se parlerait comme Thomas et Pauline au bord de la rivière, ou comme avec Kishan sur la montagne. Par moments, on ne dirait rien. Les silences aussi peuvent signifier beaucoup. On regarderait le soleil se lever. Vivre auprès de ceux dont le cœur bat au même rythme que le mien est mon but.
Ce livre est né d’une émotion absolue, voilà des années. Si vous en avez envie, je vais vous raconter. En préambule, je dois d’abord vous confier que je n’ai jamais eu peur en avion. J’ai volé sur à peu près n’importe quel engin, à peu près n’importe où. Les tournages m’ont obligé à cela, souvent avec bonheur. On a failli s’écraser près du Grand Canyon, on a passé des heures accrochés à des hélicoptères… Avec Pascale, au-dessus de l’Oural, on s’est fait méchamment foudroyer, au point de cramer la radio — tout le monde avait si peur que personne ne touchait à son plateau-repas. C’était génial, j’ai mangé les parts de ma femme et de nos amis ! Tout ça pour vous dire que la phobie des avions ne me concernait pas.
Et puis un jour, j’ai décollé pour un petit vol de rien du tout vers Londres, et là, j’ai eu la trouille de ma vie. Pourtant, tout s’est très bien passé. Au retour, ce fut pire. Et depuis, à chaque décollage, chaque atterrissage, chaque turbulence, mon cœur s’accélère et je me cramponne discrètement aux accoudoirs en essayant de contenir la panique qui se répand en moi. Brutalement, sur ce vol, je suis passé de l’inconscience béate à une sorte de panique incontrôlable.
Une seule chose avait changé dans ma vie : ma femme m’avait donné quelqu’un pour qui trembler. Nous avions eu notre premier enfant. L’effet s’est décuplé avec la petite deuxième. Le fait même de m’éloigner d’eux me rendait malade. En avion tout était pire, car même avec la meilleure volonté du monde, il m’était impossible de rentrer par moi-même.
À chaque fois, j’ai prié tous les dieux possibles pour qu’ils me laissent vivre afin de pouvoir rentrer chez moi. Revoir les miens, les toucher, être en mesure de leur être utile. À chaque départ, je faisais mon examen de conscience sans aucune complaisance, tentant de convaincre le juge céleste qui gère mon dossier que si j’ai commis d’innombrables péchés, mon désir de survivre n’était motivé que par l’envie de servir la part la plus pure de ma vie : mes mômes. Je crois que c’est pour eux que l’on accomplit le plus beau. Ce sont eux qui nous connectent à ce que nous sommes vraiment. Parce qu’ils sont le futur, parce que nous sommes responsables d’eux, parce qu’à travers eux, on réapprend tout.
J’aime mes proches, j’aime la vie, j’adore ma femme mais plus que tout, je voulais rentrer pour être là pour mes petits. Je désirais rester sur cette terre pour les protéger, les aider à trouver leur place. Plus égoïstement, je souhaitais aussi avoir la chance de les voir grandir. Malgré tout le foin qu’on en fait, donner la vie est facile. C’est après que ça devient sérieux.
Au cours de ces premiers vols vécus dans l’angoisse, j’étais trop accaparé par mes frayeurs pour regarder autour de moi. Mais peu à peu, j’ai retrouvé la force d’observer mes semblables. Nombreux sont ceux qui ont peur en avion. Je vois leurs yeux se fermer, leurs mains qui cherchent à s’agripper, leurs doigts qui se crispent. J’aperçois les lèvres qui bougent pour murmurer des mots qui implorent ou rassurent. J’ai fini par oser en parler avec eux.
Le plus souvent, ce n’est pas la peur de mourir qui les fait réagir. Dans bon nombre de cas, c’est l’angoisse de ne plus être là pour ceux qui comptent sur eux. Ils ne veulent pas abandonner ceux qui s’en sortiraient moins bien si eux-mêmes ne s’en sortaient pas. En général, ce sentiment bouleversant se manifeste vis-à-vis des enfants, mais pas uniquement. Parents, amis et proches dans la difficulté, la fragilité ou le handicap, notre instinct de protection peut se manifester vis-à-vis de n’importe qui. J’ai pris conscience du fait que nous sommes nombreux à trembler pour quelqu’un.
C’est un poids, une pression, une responsabilité, une terreur de tous les instants. C’est aussi un honneur, une chance, un bonheur, un formidable moteur. Depuis que j’ai compris cela, je ne prie plus. J’espère.
À cela s’est ajoutée une deuxième expérience qui a pourtant eu lieu bien avant. Comme si notre mémoire attendait que nous soyons capables de comprendre pour nous rappeler ce que nous avons vécu.
Lorsque j’étais jeune stagiaire sur les plateaux, j’ai connu un directeur de production qui était un abruti complet. Par respect, je vais taire son nom. C’était un petit excité, tout sec, toujours en train d’aboyer des ordres et de donner des leçons qu’il n’appliquait pas. Tout le monde le détestait, même s’il faut au moins admettre qu’avec lui, personne ne prenait jamais de retard, ce qui est essentiel sur un tournage. Un soir, sur le parking du studio, alors que sa femme venait le chercher, je l’ai vu accueillir un petit bonhomme qui a sauté de la voiture en tendant les bras vers lui. Je me suis dit qu’il fallait bien l’innocence de cet adorable bambin pour s’attacher à un crétin pareil. Et puis je l’ai vu s’agenouiller et prendre son enfant dans ses bras. Ce n’était plus le même homme. Une véritable métamorphose. Il ne bougeait plus de la même façon. Moins raide, tout à coup attentionné, avec des gestes d’une douceur dont je le pensais incapable. Il s’est placé à sa hauteur, à son écoute. Il n’avait plus rien du sale type qui pourrissait nos journées. À défaut de m’avoir convaincu que sa façon de travailler était la bonne, il m’a au moins appris que l’on ne connaît jamais vraiment quelqu’un tant que l’on ne sait pas pour qui il peut mettre un genou à terre — à tous les sens du terme.
J’aime beaucoup l’idée d’être le fils de tous ceux qui en savent plus que moi et qui me confient honnêtement un peu de leur savoir. J’aime aussi l’idée d’être une sorte de père pour ceux à qui je peux transmettre. Ce n’est pas une question d’ascendance ou d’âge, mais de mentalité. Sur un chemin perdu de montagne, si vous croisez un inconnu qui vient de là où vous vous rendez, peut-être ne vous dira-t-il rien et vous laissera-t-il vous débrouiller. Un autre vous préviendra que plus loin, des loups guettent, qu’il faut se méfier d’un nid de guêpes, d’un gouffre — ou d’un vendeur de cuisines qui fait des promos trop belles pour être vraies. Toujours partager ce que l’on apprend, sans ego. La vie est bien plus intéressante ainsi. Je ne sais pas pour vous mais moi, j’ai souvent l’impression d’être perdu sur le chemin. Suivant le moment, nous sommes tous cet ignorant qui regarde ceux qui savent en espérant qu’ils nous révéleront le moyen de survivre. Et nous avons tous des petits que nous pouvons aider, qu’ils soient de notre sang ou pas. Parfois, les anciens sont novices et ce sont les petits nouveaux qui peuvent nous en remontrer. Tellement de combinaisons possibles, tellement de vies différentes. Pourquoi exister si on ne se raconte rien ? J’accepte très mal l’idée que ce que nous apprenons d’essentiel ne serve qu’une fois et meure avec nous. Quelqu’un possède forcément les réponses aux questions que vous vous posez. Trouvez-le.
Je souhaite donc dédier ce livre à toutes celles et tous ceux qui s’inquiètent pour ceux qu’ils aiment. Je m’incline devant ceux qui, pour être à la hauteur, oublient leur fatigue, leurs intérêts et leurs limites, quitte à faire n’importe quoi mais toujours par affection. J’essaie d’appartenir à cette digne confrérie — surtout quand il s’agit de faire n’importe quoi. Je veux dédier cette histoire à celles et ceux qui élèvent leurs enfants, au sens premier du terme, qui les amènent plus haut. Je veux aussi penser à ceux qui ont commis des erreurs, qui sont arrivés après la bataille, qui n’ont pas su ou qui ont eu peur. Il n’est jamais trop tard pour donner. Trouvez votre place, dites, faites, tentez tout. Rien ne vaut le bonheur de se retrouver.
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