— Elle te ressemble sur de nombreux points.
— Vraiment ?
— Le côté entier, idéaliste… Pas facile à exprimer dans ce monde de compromis. Elle aura du mal à trouver sa place. Rien que pour choisir son stage de printemps, elle place la barre très haut. Tu comptes rester ici longtemps ?
— Je ne sais pas encore.
— Tu as quelqu’un ?
— Je crois que oui, mais c’est moi qui traîne.
— Tu ne vas pas…
Un vacarme venu du couloir les interrompit.
« Roulure, nichon ! » La voix de Francis, étouffée.
— Dis donc, on ne s’ennuie pas chez toi !
— Un résident, il te prend pour une inspectrice des affaires sociales alors il fait croire qu’il souffre du syndrome de Gilles de la Tourette.
— Pourquoi pas ? Suis-je censée lui répondre et hurler des gros mots ?
— Non, s’il te plaît, c’est déjà assez compliqué comme ça…
— Dommage. J’aurais bien aimé brailler des insanités. Ça doit être assez libérateur.
Retrouvant un ton plus sérieux, Céline demanda :
— Pourquoi ne viendrais-tu pas dîner à la maison un de ces soirs ? J’ai un autre fils à te présenter — même s’il n’est pas de toi — et je suis certaine que tu t’entendrais bien avec Jérémie.
— Tu crois que…
— Ne fais pas ton étudiant coincé. Tu n’es pas revenu pour te sauver à nouveau comme un voleur…
— Bien envoyé. Même si ça fait mal.
— Viens, ça me fera plaisir.
— Comment vas-tu expliquer ça à ton mari ?
— J’ai eu une vie avant lui. Il m’a même aidée à l’assumer avec beaucoup de générosité. Alors sans lui dire pour le moment que tu es le père de son enfant, je peux te présenter comme un excellent copain de lycée. Ça te va ?
— Parfaitement.
« Zigoune, trou ! »
— Je vais te laisser, sinon je crois que je vais y prendre goût.
Un son de clochette et un horrible râle résonnèrent dans le couloir.
— Et ça, qu’est-ce que c’est ?
— Une lépreuse avec un souvenir des Alpes qui va te pourchasser dès que tu auras passé la porte pour te contaminer. Mais c’est sans importance.
— Si tu le dis… Tiens, je te laisse ma carte. Appelle-moi.
— Promis.
Thomas se leva le premier. Céline songea qu’il avait toujours fait ainsi. Toujours en tête pour lever le camp, peut-être par peur de se fixer au point de se sentir prisonnier, peut-être pour partir avant d’être quitté. Un jour, ils en parleraient. Elle lui sourit.
— Je suis vraiment heureuse de te retrouver. La vie fait parfois de jolis cadeaux.
Il hésita mais, cette fois, ne recula pas. Il la prit dans ses bras. Céline et Thomas restèrent un moment l’un contre l’autre. L’espace d’un instant, chacun imagina sans le dire ce qu’aurait pu être sa vie avec l’autre. Même si le temps avait passé, ils partageaient deux trésors : le souvenir d’une période heureuse et une enfant.
Il lui murmura :
— Je n’aurais sans doute pas été un mari de premier choix, mais je vais essayer d’être un ami acceptable.
Elle songea qu’une fois encore, c’est lui qui avait rompu le silence le premier. Mettre fin soi-même aux émotions pour ne laisser à personne d’autre le pouvoir de vous en sevrer.
— Mari, ami, médecin proche de ma fille, je m’en fiche. Tu es là. C’est ce que tu es qui m’a manqué. S’il te plaît, reste.
On toqua à la porte. Thomas comptait répondre après que Céline et lui se seraient éloignés l’un de l’autre, mais Pauline entra sans attendre. En les découvrant tous les deux enlacés, l’infirmière se raidit. Thomas était bien plus gêné que Céline qui, au regard de l’infirmière, comprit ses sentiments pour le médecin.
— Pauline, je vous présente Céline, la maman…
L’infirmière manqua de défaillir tant la montagne russe émotionnelle était vertigineuse.
« Morue, foufoune ! » La voix de Francis était toute proche. La clochette et les râles aussi.
Les deux femmes se saluèrent sans trop savoir comment s’y prendre.
— Je vais vous laisser, fit Céline. J’espère vous revoir. Tous les deux.
En sortant, elle glissa à Pauline :
— C’est un type bien. Mais ne le laissez pas choisir ses vêtements ni vos chaussures, et obligez-le à vous tutoyer. Sinon, coincé comme il l’est, il peut attendre vos noces d’or avant de s’y mettre.
Puis, s’adressant à Thomas, elle ajouta :
— J’attends ton coup de fil. Essaie de ne pas tarder.
— Je peux t’appeler ce soir ?
— Avec plaisir.
Céline allait partir lorsqu’elle se retourna une dernière fois.
— Au fait, tu peux garder la trousse.
Elle disparut dans le couloir. Thomas entendit son cri lorsqu’elle tomba nez à nez avec Chantal, recouverte de ses sacs à patates, qui tendait les bras vers elle comme un zombie.
Il ferait bientôt nuit, un peu frais. La base de l’astre solaire disparaissait déjà derrière les montagnes de l’Ouest. Les nuages filtraient ses rayons en dessinant un spectaculaire éventail de lumière céleste. Le sol, encore humide de l’averse tombée en fin d’après-midi, exhalait un léger parfum de terre.
Assis côte à côte à l’extrémité du promontoire rocheux, Kishan et Thomas savouraient l’instant. En contrebas, Kailash aiguisait ses outils sur la meule de pierre. Rekha tentait de rentrer ses poules qui n’obéissaient pas. Dans le village, les enfants et les chiens avaient grandi mais se couraient toujours après. Avec un peu de distance, la vie apparaît souvent comme un spectacle rassurant, même là où survivre est un enjeu quotidien.
— Je savais que tu reviendrais.
— Je l’espérais vraiment.
— Quelque chose a changé en toi.
— Tu dis ça pour la photo où j’embrasse le chien ?
— Pas seulement. Retourner chez toi t’a fait du bien. Tu es plus serein.
— Je ne pense pas que ce soit le fait de rentrer, mais plutôt ce que j’ai traversé ces derniers mois. Toutes ces rencontres, ces terreurs, ces espoirs aussi… Hier, dans l’avion, j’ai bien senti que j’étais différent, et je me suis demandé pourquoi. Est-ce le fait de ne pas revenir seul ? Sans doute. Mais il y a autre chose. Je n’ai plus peur de la vie. Je me contente de trembler pour ceux que j’aime. Face à l’existence, on ne peut rien. Pour les personnes à qui l’on tient, on peut énormément.
— Méfie-toi, tu commences à parler comme mon père !
— J’ai souvent envié sa philosophie, et ton courage… Votre esprit ne m’a jamais quitté.
Kishan extirpa son couteau multifonction de sa poche et le montra à Thomas.
— Il ne m’a jamais quitté non plus.
— Chaque matin, j’apportais votre photo dans mon bureau et chaque soir, je la remontais chez moi.
Au-delà des buissons, venant du sentier, des rires fusèrent. Les trois enfants de Kishan et Jaya débouchèrent sur le plateau en faisant la course.
— Regarde-les, ces petits diables ! Même pas essoufflés après la pente.
Joyeusement, les jeunes se précipitèrent pour rejoindre les deux hommes. Ils s’installèrent de chaque côté, bousculant les adultes sans aucun ménagement. Les protestations de leur père ne les calmèrent pas. Ils ne prenaient pas place sur le banc de pierre pour admirer le crépuscule, mais pour être au plus près des « grands ». Les enfants n’accordaient d’ailleurs aucune attention au magnifique couchant. Pourquoi s’y seraient-ils intéressés ? Un nouveau serait là demain, puis après-demain, et il en serait ainsi chaque soir jusqu’à la fin des temps. Il faut vieillir un peu pour apprendre à connaître la valeur du moment et savoir qu’il ne revient jamais.
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