Ce soir-là, Thomas se trouvait seul sur le banc. Son moral était semblable au ciel, chargé de nuages sombres, à perte de vue. Malgré tout ce qu’il avait vécu ces derniers mois, malgré tout ce qu’il avait tenté, il se retrouvait prisonnier des mêmes peurs, des mêmes doutes. Depuis le soir tragique où Romain avait tout découvert, le docteur n’avait même pas eu la force d’écrire à Kishan. Les jours où le bonheur lui avait paru à portée de main semblaient décidément bien loin.
En percevant du mouvement derrière lui, le docteur se prépara à accueillir Pauline. Discrètement, il se redressa pour ne pas paraître trop avachi. Il était décidé à se montrer plus affable avec celle qui lui témoignait un soutien sans faille.
— Je vous dérange ?
Ce n’était pas la voix de l’infirmière. Thomas se retourna. Romain se tenait debout à quelques mètres.
— M. Lanzac m’a dit que vous étiez là, ajouta-t-il.
Malgré la surprise, le docteur fit tout pour être le plus naturel possible.
— Comment vas-tu ?
— Mieux que l’autre soir.
Il marqua une pause avant d’ajouter :
— J’avais besoin de faire le point.
— Je m’en doute.
Le docteur proposa la place libre à ses côtés. Romain s’approcha lentement, sans que Thomas puisse définir si son hésitation relevait de la timidité ou d’une volonté de maintenir une distance. Le jeune homme s’installa en prenant soin de laisser le plus d’espace possible entre lui et son aîné.
— J’ai peur de ce que tu vas m’annoncer, Romain. Ma vie en dépend un peu. Je suis désolé de la façon dont les choses se sont passées. Je vais être franc : j’ai toujours su que tôt ou tard, j’aurais eu envie de t’avouer la vérité, mais j’ignore si j’en aurais eu le courage…
— Je n’ai rien dit à Emma, et je ne lui dirai rien.
Dans la poitrine de Thomas, la révélation fit l’effet d’une charge explosive sur un barrage. Dans un grondement de tonnerre intérieur, la digue céda. Un courant trop longtemps contenu emporta débris et douleurs. Beaucoup d’angoisses s’engouffrèrent dans la brèche pour se répandre dans la vallée, s’évanouissant dans le paysage. Beaucoup, mais pas toutes.
— Veux-tu que je disparaisse ?
— Non.
Thomas se tourna vers le jeune homme.
— Que désires-tu, alors ?
— Dans les jours qui ont suivi, une fois ma colère retombée, j’ai essayé de me demander ce que j’aurais fait à votre place. À votre âge, comment aurais-je réagi en découvrant que j’avais laissé une enfant derrière moi ? J’ai passé des jours à tenter d’imaginer, sans vraiment y parvenir. Je suis différent de vous, d’abord parce qu’aujourd’hui je ne quitterais Emma pour aucune grande cause. Et je préfère vous rassurer tout de suite : à ma connaissance, votre fille n’est pas enceinte ! Je crois que je n’arrive pas à saisir votre situation parce que j’aurais été incapable d’assumer tout ce qui vous y a conduit. Vos dernières phrases l’autre soir m’ont cependant fait comprendre beaucoup de choses. « Je n’ai jamais rien été dans sa vie. Je ne veux pas être que cela. » Ça me parle.
— C’est ce qui t’a décidé à revenir ?
— Entre autres. Je ne sais pas encore très bien où j’en suis… mais vous ne me dégoûtez plus.
— Merci.
— Tout à l’heure, quand je suis arrivé, Mme Quenon et l’infirmière ont absolument tenu à me parler. Elles m’ont révélé que depuis le début, elles savaient tout de vos plans et qu’elles avaient même été complices de certaines de vos actions — à la brocante, pour nous suivre, et même pour me faire venir dans cet appart. Elles m’ont assuré que jamais elles n’auraient apporté leur concours à vos mises en scène si elles n’avaient pas approuvé vos motivations. Pauline a insisté. Elle en était touchante. Vous ne les avez obligées à rien. Alors je me dis que si des gens aussi différents, que je trouve humainement attachants, peuvent vous accorder une telle confiance, je n’ai peut-être pas eu tort en vous donnant la mienne…
Pour ne pas céder à l’émotion, Thomas regarda au loin. Romain ajouta :
— Je ne sais pas comment vous allez vous y prendre avec Emma. Peut-être ne saura-t-elle jamais qui vous êtes vraiment. Mais à défaut d’avoir le titre, vous pouvez avoir la fonction. Devenez son ami. Je vous aiderai.
— Merci, Romain. Merci beaucoup. Je te demande pardon pour ce que je n’ai pas eu le courage de dire plus tôt. Je suis rentré pour découvrir ma fille, et j’ai un peu rencontré un fils.
Le jeune homme tendit la main au médecin, qui la saisit sans hésiter.
Francis avait raison : les petits nouveaux font souvent mieux que nous. Les deux hommes se serrèrent la main longuement. Les hindous le savent, toucher la paume de l’autre peut soigner beaucoup de choses.
— Au fait, docteur, l’horrible voix de castré qui m’a appelé pour me parler de l’annonce, c’était qui ?
Satisfait, Thomas reposa le combiné. Sa nouvelle longue discussion avec les médecins de Mme Ferreira laissait enfin entrevoir une solution pour la rapprocher de son mari.
Lorsqu’il entendit frapper à la porte de son bureau, le docteur se réjouissait déjà d’annoncer la bonne nouvelle à Pauline.
— Entrez !
La mine inquiète de l’infirmière refroidit instantanément son enthousiasme.
— Vous en faites une tête… Un problème ?
— Une dame demande à vous voir. Ce n’est pas la même inspectrice que la dernière fois. Celle-là a l’air moins naïve…
— Misère ! J’aurais dû m’en douter. Le premier rapport contrarie leurs projets alors ils nous collent une contre-visite…
Pauline lui fit signe de parler moins fort.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-elle à voix basse. Elle a sûrement déjà remarqué Jean-Michel et Françoise en pleine forme dans le salon, sans parler d’Hélène qui joue dehors avec le chien…
— Faites-la entrer, je vais lui parler.
— Docteur, j’ai fait un plein à 38,10. Je ne le sens pas bien…
— Laissez la malédiction de la pompe à essence en dehors de tout ça. De toute façon, on ne peut rien faire d’autre que négocier. On ne va pas l’assassiner et l’enterrer au fond du verger.
— Je sais ce qu’en dirait Francis…
— Pauline… L’inspectrice attend. Et plus elle attend, plus elle en voit…
— Mon Dieu, vous avez raison !
L’infirmière s’éclipsa vivement et Thomas en profita pour arranger son bureau. Il plaça la photo de ses amis indiens bien en évidence, à la fois pour l’aspect humanitaire qui pouvait crédibiliser son image, mais aussi — bien qu’il vienne de rejeter les superstitions — comme un porte-bonheur.
Pauline se présenta à la porte.
— Par ici, madame. Monsieur le directeur va vous recevoir.
Thomas se leva pour l’accueillir, affûtant déjà son discours le plus avenant.
— Bienvenue, chère madame. Je suis toujours à la disposition de nos partenaires.
En découvrant la visiteuse, le médecin s’arrêta net. La femme lui tendit la main avec un sourire éclatant.
— Enchantée, docteur Sellac.
Abasourdi, Thomas remercia l’infirmière qui, ayant senti son trouble, sortit en se demandant ce qui clochait. Le docteur s’empressa de fermer la porte derrière elle pour ne pas avoir à gérer une situation plus compliquée qu’elle ne l’était déjà.
— Céline…
— Thomas.
— Comment as-tu…
— Emma souhaitait que je relise son mémoire. Le nom du « médecin de terrain qui a passé vingt ans auprès des plus démunis » a tout de suite ravivé des souvenirs.
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