La voix de Michael déchira la nuit :
— Attila ! Non !
Le chien avait réussi à se libérer. Il jaillit hors du poste de garde et chargea droit sur les intrus.
La panique s’empara de la bande, qui se mit à courir vers la grille. Seuls Francis et leur chef restèrent immobiles, se faisant toujours face. L’animal accéléra et se jeta sur la première cible qu’il réussit à attraper. Ses crocs se refermèrent sur le tissu du pantalon du fuyard qui, paniqué, fit tournoyer sa barre de fer. Il pivota sur lui-même pour asséner le coup le plus violent possible. Sous le choc, le chien hurla de douleur. La force de l’impact lui fit lâcher prise et l’envoya rouler sur le sol comme un pantin disloqué.
Michael sortit en trombe, Thomas et Jean-Michel sur les talons. Francis enfonça aussitôt son canon dans la joue du caïd.
— Petit connard. Je ne sais pas ce qui me retient de te foutre une balle. Tu ne manquerais sans doute pas à grand monde. Fous le camp. Si je te revois, je te transforme en abruti mort sans sommation.
Le casseur disparut aussitôt dans la nuit avec ses complices.
Dans l’obscurité, Thomas transporta le chien jusqu’à la résidence. Entre ses bras, l’animal d’habitude si vif n’était qu’une masse inerte. Michael, effondré, marchait à ses côtés, caressant les poils collés par le sang. En voyant leurs silhouettes approcher, Pauline ouvrit la porte-fenêtre et se précipita vers eux.
— On a entendu une explosion. Que s’est-il passé ?
Découvrant le blessé, elle s’exclama :
— Mon Dieu, pauvre chien !
— À part Attila, tout le monde s’en sort indemne. On va l’installer sur la grande table. Il perd beaucoup de sang.
Dans le salon, entre inquiétude et envie d’en découdre, les femmes étaient dans tous leurs états. Il avait même fallu que Pauline empêche Chantal d’aller se battre quand la déflagration avait retenti. Romain était lui aussi présent.
— Mince. Attila…
— Vous êtes déjà rentré ? fit le docteur.
— J’arrive à l’instant. J’ai croisé une bande de motos qui roulaient comme des dingues.
— C’est à cause d’eux qu’on en est là.
Avec précaution, Thomas déposa l’animal sur la table débarrassée de sa nappe.
Lorsque Jean-Michel et Francis arrivèrent à leur tour, Hélène, Françoise et Chantal les prirent aussitôt en charge en les installant et en leur proposant à boire. Romain écarta les chaises qui gênaient le docteur.
— Vous auriez dû me prévenir que vous deviez vous fritter. Je serais venu vous prêter main-forte.
— Vous avez eu assez de soucis sans vous exposer à ce genre de barbarie. Si vous voulez m’aider, montez dans mon appartement. Dans le placard tout de suite à droite en entrant, vous trouverez une trousse d’urgence avec une croix rouge dessus. Rapportez-la-moi.
— OK.
Le docteur s’adressa ensuite à l’infirmière :
— Pauline, s’il vous plaît, trouvez-moi des serviettes et des compresses.
Le chien respirait trop vite. Une large entaille balafrait son flanc.
— Dites-moi qu’il va survivre, supplia Michael.
— On va tout faire pour. Même s’il saigne beaucoup, je pense qu’aucune artère n’a été touchée. Michael, arrêtez de vous tordre les mains ainsi. Asseyez-vous et restez près de lui. Il doit vous sentir proche. Il a besoin de vous. Il a peur. Parlez-lui. Rassurez-le.
Pauline revint du bureau les bras chargés de ce qu’elle avait pu trouver, dont un énorme paquet de couches.
— Pas idéal comme compresses, mais c’est tout ce que j’ai.
— On fera avec. Nettoyons la plaie pour évaluer sa profondeur. On va certainement avoir de la couture à faire…
— Je vais vous aider.
L’infirmière s’aperçut que Thomas était couvert du sang de l’animal.
— Vous-même n’avez rien ?
— Non, merci, je vais bien.
Romain revint enfin avec la trousse. Lui aussi paraissait perturbé par la situation.
Pendant près d’une heure, le docteur s’occupa d’Attila, nettoyant, désinfectant et préparant les points de suture. Pauline avait fait des injections au chien pour le maintenir et éviter qu’il ne souffre, en adaptant prudemment le dosage de l’anti-inflammatoire destiné aux humains à son poids. L’antidouleur l’apaisa et le docteur put le recoudre sans provoquer de réaction excessive.
Michael ne supportait pas la vue de la blessure et se concentrait sur les yeux mi-clos de son compagnon.
— Je suis là. Je ne te laisse pas. Tout va s’arranger.
Il n’osait pas le serrer dans ses bras même s’il en mourait d’envie. Les doigts du jeune homme se perdaient dans les poils, cherchant la chaleur et le mouvement de sa respiration. Il aurait cent fois préféré avoir été blessé à sa place.
Une fois le dernier fil coupé, le docteur murmura à son patient à quatre pattes :
— Mon grand, j’ai soigné toutes sortes de gens pour toutes sortes de blessures, mais tu es mon premier chien et je serais drôlement fier si tu pouvais t’en sortir un peu grâce à moi. Tu vas me faire le plaisir de te battre et de tenir le coup. J’en connais un qui tremble pour toi…
Cette fois, la caresse que Thomas prodigua à l’animal n’eut rien de maladroit.
Lorsque, l’heure avançant, Pauline suggéra aux résidents d’aller se reposer, tous refusèrent catégoriquement. Ils tenaient à rester présents, et c’est dans un silence recueilli qu’ils observaient le docteur au chevet d’Attila.
L’animal était épuisé.
— On va lui administrer une nouvelle dose, annonça Thomas. J’ai fait tout ce qui était possible. Il est jeune et vigoureux. Il a toutes les chances de s’en sortir. Il doit maintenant se reposer. Je vais le veiller cette nuit.
Michael se redressa.
— Je reste aussi. Je lui dois bien cela. Je n’ai même pas été capable de le protéger.
— Michael, ne vous mortifiez pas. On se dit tous un jour que l’on n’a pas été à la hauteur pour ceux que l’on aime… Vous avez fait ce que vous avez pu.
C’était une bien drôle de nuit qui commençait.
Vers 2 heures du matin, ils arrivèrent. Comme s’ils avaient senti la détresse d’un proche. Les chats ne laissèrent pas le choix à Thomas. Dressés sur leurs pattes arrière, ils miaulèrent à la porte-fenêtre jusqu’à ce qu’il leur ouvre.
Dans le salon, seules les lampes d’appoint étaient encore allumées, créant une ambiance tamisée. Tout le monde s’était endormi, dans les fauteuils ou sur le canapé. Même Pauline avait fini par succomber à la fatigue, le front calé sur son coude. Jean-Michel et Françoise ronflaient. Romain était monté, de crainte d’être trop fatigué le lendemain au travail. Michael s’était assoupi la tête contre celle de son chien, qui respirait régulièrement.
À peine à l’intérieur, les chats trottinèrent en file indienne vers le blessé. La mère sauta sur la table, suivie de l’agent Z 33 et de deux autres de ses enfants. Le reste de la famille tournait au pied, la queue bien droite. Seule la maman s’approcha du chien, lui renifla le museau puis le flaira jusqu’à découvrir sa blessure. Elle lécha la plaie avec application puis remonta près de la tête de l’animal. Elle se coucha en sphinx et se mit à ronronner comme pour le bercer.
Étrange spectacle que cette solidarité qui dépassait les clivages naturels. La chatte avait avec ce représentant d’une espèce soi-disant ennemie le même comportement bienveillant qu’avec ses propres petits. Elle lui offrait sa présence et son instinct pour qu’il se sente mieux. L’expérience de la douleur est sans doute l’un des points communs les plus universels qui soient. L’envie de voir ceux que l’on aime survivre aussi. Beaucoup prétendent que les animaux ne soupçonnent pas qu’ils mourront un jour. En regardant ce chat apporter son soutien à ce chien, on pouvait au moins supposer que les bêtes sont en tout cas bien plus conscientes de la valeur de la vie que beaucoup d’entre nous.
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