Personne n’avait prévu que Francis ferait la quête pour la musique.
En découvrant les yeux qui la fixaient dans la nuit de l’autre côté de la vitre, Pauline sursauta et lâcha la salade qu’elle était en train d’égoutter au-dessus de l’évier.
— Théo, s’il te plaît, va ouvrir au chat. Il vient encore de me flanquer la frousse !
Pour une fois, l’enfant se dépêcha d’obéir.
— J’y vais !
Depuis le soir où tous avaient permis les retrouvailles de Romain et d’Emma, quelque chose avait changé à la résidence. À l’unanimité, le groupe avait décidé d’octroyer la somme récoltée par Francis au voyage que préparait Michael.
Désormais, les pensionnaires ne passaient plus leurs fins de journée devant la télé, et les rares fois où ils le faisaient, il leur arrivait de regarder les mêmes émissions. Françoise s’amusait d’ailleurs beaucoup du fait que Chantal commençait à apprécier les séries de Francis. Il s’agissait selon elle d’un « choc culturel majeur », un signe annonciateur de grands désordres à venir. Tous redoutaient le moment où le Colonel se mettrait à chanter pendant les émissions de variété de la gentille lépreuse à clochette…
Le plus souvent, en début de soirée, en attendant la livraison des plateaux-repas, l’équipe se retrouvait au salon pour lire ou discuter avant de partager le dîner. Jean-Michel écrivait ses lettres à Marianne et Hélène s’était lancée pour Théo dans le tricotage d’un pull dont les félins guettaient les chutes de laine. Il arrivait aussi de plus en plus fréquemment que Pauline revienne après avoir récupéré son fils. Personne ne s’en plaignait, bien au contraire, à la fois pour la compagnie du petit et parce que sa mère cuisinait des plats bien meilleurs que ceux servis en barquettes.
Thomas referma le rapport de l’inspectrice et inclina méthodiquement la tête de droite et de gauche pour détendre sa nuque.
— Faut-il que l’on s’inquiète ? demanda Pauline, qui le surveillait du coin de l’œil.
— Pas vraiment. La brave femme nous protège de toutes ses forces. J’en aurais presque honte de l’avoir abusée à ce point. Comme promis, elle préconise le maintien du lieu en l’état. Mais étant donné le portrait délirant qu’elle dresse de nous tous, je m’attends à ce qu’une équipe des forces spéciales débarque en hélico d’une minute à l’autre pour nous exiler en quarantaine dans le secteur haute sécurité de la zone 51.
Chantal leva le nez de son magazine à ragots et demanda :
— C’est là-bas qu’habite le bonhomme de Roswell, c’est ça ?
— Exactement, répondit Jean-Michel. L’appart juste au-dessus de celui d’Elvis, en face de chez Marilyn.
Théo s’installa devant son assiette, le jeune chat dans les bras. Il le déposa à côté de lui.
— Pas d’animal pendant le repas ! gronda Pauline.
— Pourquoi ? gémit le petit garçon.
— Ce n’est pas hygiénique.
Francis grommela :
— Jean-Michel mange bien avec nous… C’est quand même un Jean-Michel ! Quelqu’un a pensé à lui filer son vermifuge ?
Hélène demanda à l’enfant :
— Comment as-tu appelé ton chat ? Il est très beau. C’est le seul de la fratrie qui soit tout noir. Noiraud ? Gribouille ?
— Et pourquoi pas Charbon, Couille de castor, ou Grignole de veau tant que t’y es ? railla Jean-Michel.
Théo prit son chat contre lui et déclara très sérieusement :
— C’est l’agent Z 33. Il est furtif, il voit la nuit, il grimpe aux arbres. Sans montre, il sait exactement à quelle heure il a ses croquettes et devine depuis l’autre bout du verger que maman cuisine du poisson. C’est un super espion !
Pauline vint s’asseoir un instant dans le fauteuil voisin de celui du docteur.
— Ce sera cuit dans dix minutes.
— Vous êtes une fée dans cette maison.
Pauline observa Thomas un moment.
— Je vous sens quand même plus serein depuis que Romain revoit votre fille. Ils sont ensemble ce soir, n’est-ce pas ?
— Vous me faites peur avec ce genre de propos. Un jour, vous allez faire une gaffe devant Romain… Mais pour répondre à votre question, effectivement, je suis heureux de constater qu’ils passent de plus en plus de temps ensemble.
— Je l’ai aperçue hier, elle semble plus épanouie que lorsque je l’avais vue à la sortie de l’école…
Thomas ne répondit pas. Son regard venait à son tour d’être accroché par des yeux dans la nuit. Mais il ne s’agissait pas de ceux d’un chat. Michael se tenait derrière la porte-fenêtre, l’air terrifié. Thomas bondit de son siège pour lui ouvrir.
— Michael, tout va bien ?
Attila s’engouffra et fonça directement vers Théo, son assiette et son agent secret.
— Ils sont revenus, fit Michael d’une voix blanche. La bande de casseurs…
— Entrez, asseyez-vous, ici vous ne risquez rien.
Le docteur le guida par le bras jusqu’à un fauteuil où il se laissa tomber. Les résidents abandonnèrent leurs activités pour venir le réconforter.
— Je me suis barricadé dans le poste de garde. Attila sautait partout. Ils ont cassé des carreaux…
— Vous n’êtes pas blessé ? demanda Françoise en vérifiant les vêtements du jeune homme.
Michael n’entendait pas. Les pupilles dilatées par la peur, il était tétanisé.
— Je vais redescendre dans la réserve blindée…
— Ne reculez pas devant eux, conseilla Francis. Ces vauriens profitent de votre peur.
— Ils ont dit qu’ils allaient revenir et mettre le feu…
Francis et Thomas se regardèrent. Jean-Michel déclara d’une voix ferme :
— On ne les laissera pas faire.
— M. Ferreira a raison, approuva le docteur. Vous restez dormir ici cette nuit, et demain on s’organise.
— Moi qui trouvais la frontière indo-pakistanaise dangereuse…
— La violence est partout où vivent les hommes, doc.
Depuis le poste de garde dont toutes les lumières avaient été éteintes, Thomas, Francis et Jean-Michel surveillaient l’entrée de l’usine pendant que, dans la pièce du fond, Michael tentait de calmer son chien. À l’image de son maître, l’animal était sur les nerfs. Les hommes avaient passé la journée à se préparer au pire. Avec la tombée de la nuit, leur esprit combatif s’était teinté d’appréhension.
Les projecteurs éclairaient le parvis d’une lumière rasante et crue. Sur l’esplanade qui séparait la grille d’entrée du local où ils étaient postés, les quatre comparses avaient disposé des obstacles destinés à ralentir leurs assaillants. Dans le local lui-même, ils avaient accumulé tout ce qui pouvait leur servir d’arme, de bouclier ou de projectile. En cas de danger extrême, la petite fenêtre des toilettes pouvait constituer une voie de retraite vers le labyrinthe des ateliers situés à l’arrière. Si tous avaient envisagé cette éventualité, personne n’en avait parlé.
Jean-Michel jeta un œil par le carreau cassé.
— Cette scène me rappelle un western. Une poignée de fermiers tentent de protéger une hacienda contre une bande de bandits sans foi ni loi qui veulent mettre la main sur leurs terres. Ils n’ont que leurs fourches et quelques bâtons pour se défendre contre des brutes violentes. Les femmes sont réfugiées dans la chapelle d’à côté et la cavalerie refuse de venir défendre ces contrées qui ne dépendent pas de leur juridiction. Tout comme nous…
— S’il te plaît, coupa Francis, ne nous raconte la fin que si ça se termine bien.
— Alors mieux vaut ne pas vous en parler… Mais sachez que ces modestes cultivateurs devinrent des légendes dans tout l’Ouest et que leur sacrifice donna au pays entier la force de se libérer.
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