— Je ne sais pas, moi… Je lui dirais que j’ai fait une connerie, que ce n’était pas sérieux, que je ne savais pas ce que je faisais, qu’elle est la fille la plus géniale que j’aie rencontrée. Je lui demanderais pardon…
— Trop long, allez à l’essentiel.
— Que je m’en veux, que je rêve que l’on reparte ensemble, que j’espère que mon erreur marquera notre nouveau départ…
— Trop banal. Romain, que voudrait-elle apprendre et que seuls vos yeux pourraient lui dire sans mentir ?
— Que je regrette et que je l’aime.
Les deux hommes restèrent un moment face à face.
— On a peut-être une chance, mon garçon.
— Je ne vois pas comment je vais pouvoir lui dire ça les yeux dans les yeux avant qu’elle me les crève.
— Romain, est-ce que vous me faites confiance ?
— Vous croyez que je vous dirais tout ça si ce n’était pas le cas ?
— N’ayez pas peur des mots simples. Ça veut dire « oui » ?
— Oui, je vous fais confiance.
— Alors prenez votre guitare et jouez jour et nuit.
— C’est pour un jeu ? demanda Chantal.
— Non, c’est très sérieux, répondit le docteur.
— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’on s’y connaîtrait plus que vous en chansons ? interrogea Jean-Michel.
— J’ai, d’une certaine façon, vécu éloigné de la civilisation pendant vingt ans. Les morceaux que j’ai le plus entendus, ce sont les hymnes nationaux, la sonnerie aux morts et les sirènes d’alerte…
— C’est sûr qu’on peut trouver mieux pour le romantisme…, commenta Francis.
Pauline arriva de la cuisine avec des tasses fumantes qu’elle distribua à chacun. Elle n’avait pas encore pris part à la discussion.
— Moi, j’adore les chansons de Piaf, expliqua Françoise. Elles me parlent. Elles m’émeuvent. Chacun peut y retrouver ses drames.
— Je préférerais que l’on y décèle un peu d’espoir. Non, je ne regrette rien n’est vraiment pas adapté…
— Et du côté de Sinatra ? suggéra Francis.
— Superbe, mais auquel de ses titres pensez-vous ?
C’est une chanson que je recherche, pas un artiste.
Chacun plongea dans sa mémoire, mais personne ne put citer un morceau précis.
— J’ai trouvé ! s’exclama Jean-Michel. When a man loves a woman . Un tube absolu.
— Pas mal, apprécia Thomas. Pas mal du tout. Est-ce toujours écouté par les jeunes d’aujourd’hui ?
— C’est éternel ! s’enthousiasma Jean-Michel.
— Vous pourriez aussi choisir du Barry White, conseilla Francis. Sa voix, son sens du groove… Qu’est-ce que j’ai pu emballer sur du Barry White !
— On n’est pas là pour emballer, leur rappela Hélène. C’est de l’émotion qu’il faut, pas de l’excitation.
Ayant achevé de servir la tablée, Pauline s’assit enfin.
— Puis-je émettre un avis ?
— Bien sûr ! l’encouragea le docteur.
— Je ne sais pas si certaines ou certains d’entre vous ont déjà été trompés dans leur vie mais moi, je suis une pro.
La voix de Pauline était moins portée, plus douce. Avec un sourire triste, elle poursuivit :
— Humiliée, trahie, jusque dans ma propre chambre pendant que je préparais le dîner dans la pièce d’à côté… Vous aurez du mal à trouver meilleure experte dans le domaine. J’ai été en colère, j’ai voulu les tuer — ce que j’ai d’ailleurs essayé avec le troisième, mais je n’ai réussi qu’à l’assommer et il m’a racketté mes économies en échange de son retrait de plainte. À chaque fois, ce furent des plantages différents, mais le sentiment tout au fond de moi était le même. La douleur d’être rejetée, la peur d’être seule, l’impression de n’être rien d’autre qu’un papier collant que le vent emporte et qui s’accroche aux chaussures d’inconnus qui finissent toujours par s’en débarrasser. Chacune de ces histoires qui s’achevaient malgré moi m’a jetée plus bas que terre. Une fois pourtant, une seule, même s’il est parti, j’ai regretté un homme. Encore aujourd’hui, il m’arrive de penser à lui en me demandant ce que serait ma vie si nous étions encore ensemble. C’est lui qui m’a quittée pour une autre, sur un coup de tête. Il ne m’a même jamais expliqué pourquoi. Je crois que c’est ça le pire. Pendant des semaines, j’ai espéré qu’il revienne. J’ai rêvé qu’il me dise qu’il s’était trompé. J’aurais bien volontiers passé l’éponge. Le fait est que l’espèce humaine se serait éteinte depuis longtemps si les femmes ne savaient pas pardonner !
Dans un bel ensemble, Hélène, Françoise et Chantal approuvèrent d’un hochement de tête parfaitement synchrone. Pauline reprit :
— Cet espoir sans doute naïf qu’il revienne est demeuré longtemps en moi. Je ne souhaitais même pas qu’il me supplie de lui accorder une seconde chance. Dans ma bêtise de femme amoureuse qui a toujours douté d’elle-même, j’en étais presque à espérer que ce soit lui qui m’en offre une. Et puis un jour, j’ai entendu une chanson. Je me souviens exactement du moment. Je revois la scène. À l’époque, je travaillais à l’hôpital. Je me trouvais dans la chambre d’une patiente et cette chanson est passée à la télé. Je ne m’y attendais pas, on parlait d’autre chose, mais le texte m’a tout de même sortie de l’instant pour résonner au plus profond de moi, repoussant tout ce qui m’occupait l’esprit. La chanson m’a retournée. J’aurais voulu me cacher pour pleurer mais plus encore, je voulais l’écouter jusqu’au bout. Elle a libéré tout ce que je retenais depuis des années. Ce jour-là, j’ai entendu ce que je rêvais que cet homme me dise et que personne ne me dira jamais. When I was your man . Quand j’étais ton homme. C’est un gars qui raconte tout ce qu’il regrette de ne pas avoir fait pour celle qu’il aimait quand c’était encore possible. Lui acheter des fleurs, danser avec elle, l’écouter… J’ai depuis tourné la page sur celui qui m’a quittée. Mais cette chanson me bouleverse toujours autant. Si j’étais vous, j’essaierais celle-là. Tous les hommes devraient l’apprendre par cœur, pour savoir ce qu’il faut faire tant qu’il en est temps et ne jamais avoir à la chanter.
Le temps nuageux avait accéléré la tombée de la nuit. Deux véhicules. Deux équipes. Un seul plan, encore plus tordu que tous les précédents. Plus risqué aussi.
Dans la voiture de Romain, les hommes. Dans celle conduite par Pauline, les femmes. Aucune raison particulière à cette répartition, qui s’était faite naturellement. Des milliers d’années de civilisation n’effacent pas certains atavismes.
Étant donné la nervosité de Romain, Thomas avait préféré prendre le volant — même si lui-même n’était pas beaucoup plus calme. Il roulait en tête. Alors qu’ils approchaient du centre-ville, plusieurs tentatives de Pauline pour le doubler lui laissèrent penser qu’elle essayait de faire la course.
— Et si le rendez-vous n’a pas lieu ?
— Ce n’est pas votre problème, Romain. Respirez. Tout va bien se passer. On vous livre Emma et c’est à vous de jouer.
Sur la banquette arrière, Michael était coincé entre Jean-Michel et Francis. Pour la circonstance, les filles lui avaient composé un costume à partir de différents vêtements empruntés à tout le monde quand les tailles correspondaient. Le ténor portait ainsi la seule chemise du docteur, la veste du dimanche de M. Ferreira, un pantalon de Romain et les chaussures de sortie du Colonel. L’ensemble lui donnait fière allure. Pourtant, dans le rétroviseur intérieur, Thomas voyait bien que son chanteur n’était pas au mieux.
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