Gilles Legardinier - Quelqu’un pour qui trembler

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Comment être un père
quand on arrive vingt ans après ?
www.gilles-legardinier.com Pour soigner ceux que l'on oublie trop souvent, Thomas a vécu des années dans un village perdu en Inde. Lorsqu'il apprend que la femme qu'il a autrefois quittée a eu une fille de lui, ses certitudes vacillent.
Il lui a donné la vie, mais il a moins fait pour elle que pour n'importe quel inconnu. Est-il possible d'être un père quand on arrive si tard ? Comment vit-on dans un monde dont on ne connaît plus les codes ? Pour approcher celle qui est désormais une jeune femme et dont il ne sait rien, secrètement, maladroitement, Thomas va devoir tout apprendre, avec l'aide de ceux que le destin placera sur sa route.
Voici la réjouissante histoire de ce que nous sommes capables de réussir ou de rater au nom de la seule chose qui compte dans nos vies.
Grâce à ses best-sellers, Gilles Legardinier a fait rire et ému des millions de lecteurs à travers le monde. Son humour et une humanité sincère, alliés à un goût unique pour les histoires décalées, trouvent un écho de plus en plus grand. Une fois de plus, à travers des personnages bouleversants et des situations hilarantes dont il a le secret, cet auteur atypique parvient à nous surprendre pour mieux nous entraîner ailleurs, au plus profond de nous…

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— Je pense même qu’elle n’aura plus à le faire en cachette. Mais je verrai cela avec elle.

— Vous ne lui direz pas que c’est moi qui vous l’ai dit ? Vous n’avez qu’à dire que c’est Francis, il parle toujours trop.

— Non Hélène, je ne vais pas accuser M. Lanzac, mais je vous promets que Pauline n’apprendra pas l’origine de la fuite.

Hélène adressa un sourire soulagé à Thomas puis lui demanda directement :

— Docteur, allez-vous rester longtemps chez nous ?

— Quelle question ! Je viens d’arriver. Il est bien tôt pour parler de mon départ !

— Je n’ai pas envie que vous partiez. Je vous aime bien.

— C’est très gentil mais si vos enfants vous accueillent, vous risquez de partir avant moi. Et puis vous ne me connaissez pas encore ! Je suis peut-être un affreux bonhomme…

— Je ne crois pas, docteur. À mon âge, je ne sais pas grand-chose mais j’ai au moins appris deux principes auxquels je me fie : j’ai rencontré assez de monde dans ma vie pour reconnaître d’instinct ceux qui ont du cœur. Et je sais aussi que lorsque les gens n’ont plus rien à faire à un endroit, ils s’en vont. Vous êtes un gentil garçon, docteur. C’est une chance pour cette maison. Mais combien de temps aurez-vous quelque chose à y faire ?

11

Aussitôt dans le jardin, Thomas prit une longue inspiration. Sentir l’air frais sur son visage lui procura un authentique bien-être. La plus discrète des sensations possède le pouvoir de vous transporter par-delà les distances et le temps, là où vous l’avez ressentie de façon exceptionnelle, là où votre corps l’a associée à un souvenir assez puissant pour la graver dans votre mémoire. Thomas ferma les yeux. Ce simple souffle du vent sur sa joue le renvoya des années auparavant, lorsqu’il avait fait équipe avec les hommes du village pour rapporter du bois. C’était la première fois qu’il se trouvait intégré au groupe, comme l’un des leurs. Il était heureux — et secrètement fier — d’avoir tenu sa place et fait sa part de travail. C’est ce soir-là que Kishan était monté avec lui sur le promontoire rocheux. Debout face à la vallée, Thomas avait baissé les paupières et goûté l’instant. L’impression d’être à sa place. Le même souffle, sur la même joue.

Même s’il était seul aujourd’hui, il appréciait d’être dehors. Il n’avait pas l’habitude d’être enfermé. Sous toutes les latitudes, il avait vécu sans jamais perdre de vue la ligne d’horizon. L’espace et les perspectives dégagées lui manquaient. Dans le ciel, des nuages blancs aux formes rebondies filaient vers les collines boisées. Thomas s’aventura dans le verger.

Le mur d’enceinte de l’usine abandonnée était percé d’une brèche envahie par les ronces. Par l’ouverture éboulée, on apercevait les anciens locaux techniques couverts de gros tuyaux rouges et jaunes rouillés. Sur l’autre flanc du jardin, l’amoncellement de carcasses de voitures dépassait la palissade. L’épave posée en équilibre au sommet du tas semblait prête à basculer au moindre coup de vent. Seul vestige d’aménagement dans le jardin de la résidence, un parterre d’anémones dont quelques-unes étaient encore en fleur et apportaient une touche d’un bleu mauve profond.

En descendant vers la rivière, Thomas tomba sur les restes d’un bac à sable datant de l’époque où l’établissement était encore une crèche. Il se promena entre les alignements d’arbres fruitiers livrés à eux-mêmes. Bien que privés d’entretien, certains donnaient encore et les pommiers étaient chargés de fruits. Cela faisait bien longtemps que Thomas n’avait pas goûté une pomme, surtout cueillie sur l’arbre. Il s’approcha pour choisir, se réjouissant déjà d’aller la déguster au bord de l’eau, au pied du grand saule pleureur.

Il repéra un superbe fruit d’un joli vert avec des nuances rougeoyantes. Il se hissa sur la pointe des pieds, s’étira vers la branche moussue, mais au moment où il allait saisir la pomme, un coup de feu claqua derrière lui. Thomas sursauta et retomba en se repliant sur lui-même, tétanisé par la détonation. En restant à couvert, il inspecta les environs avec prudence et découvrit Francis qui, un peu plus loin, pointait un fusil en direction de la rivière. Thomas se redressa vivement et se dirigea vers lui à grands pas.

— Qu’est-ce qui vous prend de tirer comme ça ? Vous m’avez fait peur !

Francis abaissa son arme.

— Navré, doc. Je ne savais pas que vous traîniez dans les parages. D’habitude, personne ne vient jusqu’ici.

— Sur quoi tirez-vous ?

— Des boîtes de conserve vides. Pauline me les rapporte de chez elle. Vous avez déjà tué quelqu’un, docteur ?

— Mon métier consiste plutôt à sauver les gens…

— Moi, j’étais militaire. Mais je n’ai jamais tué personne. Je formais des tireurs.

— Je comprends votre nostalgie, mais faire du tir ici est dangereux, monsieur Lanzac. Une de vos balles pourrait blesser quelqu’un, ou pire.

— Aucun risque. Vérifiez par vous-même.

Le vieil homme lui désigna sa cible.

— Vous voyez, doc, derrière les boîtes, il y a le talus. Mes balles finissent toujours dedans, ou dans le ciel. De toute façon, ne vous en faites pas, j’ai entamé ma dernière boîte de cartouches. Je serai très bientôt à court de munitions.

— C’est à cause de votre passé militaire que vos amis vous appellent Colonel ?

— Exact, mais c’est un surnom. Je n’étais que capitaine. Vous voulez essayer de tirer ?

— Non merci, économisez vos cartouches. De plus, je déteste les armes.

— Pacifiste ?

— J’ai longtemps vécu près d’une zone de frictions politiques, avec le bruit des tirs qui résonnait jour et nuit. Ce sont de mauvais souvenirs.

— Vous étiez où ?

— À la frontière entre l’Inde et le Pakistan, le long de la Neelum, une large rivière qui traverse le Cachemire. Les deux puissances revendiquent la région et ça chauffe. Il y a quelques années, la tension est encore montée quand ils ont installé une barrière grillagée. Des familles se sont retrouvées séparées de part et d’autre — des drames humains, avec en prime des soldats qui tirent sur ceux qui tentent de passer d’une rive à l’autre. J’ai pris une balle dans la cuisse parce que je faisais signe à un gamin sur le bord d’en face. J’ai eu de la chance. Je me demande encore si le tireur a voulu me tuer et a raté son coup, ou s’il a cherché à me faire peur et m’a touché par accident. Vous êtes bon tireur, monsieur Lanzac, vous m’auriez sans doute abattu.

— Je vais vous confier un secret, doc. Je n’en ai jamais parlé à personne. Avec moi, vous n’auriez pas eu une chance. Quand j’ai pris ma retraite, j’étais un véritable tireur d’élite. Même bourré, je vous castrais un têtard à cent mètres. Un cador des stands de tir. À l’époque, je me suis dit que tant que je mettrais dans le mille à cinquante mètres, la vie vaudrait la peine d’être vécue. Par contre, je me suis juré qu’à partir du moment où je raterais ma cible, je me tirerais la prochaine cartouche dans la tête parce que cela signifierait que j’étais fini.

Francis se retourna et montra une souche à l’entrée du verger.

— La ligne des cinquante mètres est là-bas. Maintenant, je tire à vingt mètres, parfois beaucoup moins. J’accuse le vent qui dévie mon tir, je me raconte même qu’un mulot déplace cette satanée boîte, et je ne mets presque plus jamais dans le mille. Et vous savez quoi, doc ? Je ne me suis pas tiré de balle dans la tête. Je n’ai pas le courage. J’essaie de prendre soin de mes yeux, je m’approche de plus en plus près pour essayer de toucher ma cible, mais même avec ces compromis de lâche, je n’y arrive plus très souvent. Chaque matin, je me demande pourquoi je m’accroche à la vie. Vous avez la réponse ?

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