Tout à coup, la dernière vraie conversation qu’il avait eue avec Céline lui revint en mémoire. Elle lui avait conseillé de finir son cursus médical en France. Était-ce un simple avis, ou bien une demande qu’il n’avait pas su entendre ? Il avait répondu qu’il serait plus utile sur le terrain, en Afrique, au Moyen-Orient ou ailleurs, et qu’il passerait son diplôme par équivalence à la première occasion. Il préférait répondre à une urgence que de se soucier de son confort dans les études. C’est même certainement ce jour-là qu’il lui avait emprunté la trousse qu’il utilisait toujours. Savait-elle alors qu’elle attendait un enfant de lui ?
Accaparé par l’observation de la seule femme qui avait été autre chose qu’une aventure dans sa vie, Thomas ne se préoccupa plus ni des chiens ni des voisins. Il la regardait de toutes ses forces. Elle s’affairait, cuisinant, ouvrant des placards, posant un plat ou une casserole sur la table. Elle se tenait là, à quelques dizaines de mètres de lui, à portée de voix, ne soupçonnant même pas sa présence. Il était comme le fantôme d’un passé qu’elle avait peut-être surmonté. Thomas espérait sincèrement qu’elle avait su dépasser son absence pour se construire et trouver le bonheur. À la voir ce soir, on pouvait penser qu’elle y était parvenue et vivait heureuse. Mais l’expérience avait appris à Thomas qu’au-delà de l’apparence d’un instant se cache parfois la douleur d’une vie. Derrière chaque femme, chaque homme, se dissimule une histoire qu’une impression sur le vif ne peut jamais résumer. Céline était vivante, mère et femme, apparemment heureuse dans son couple. Qu’avait-elle dû affronter pour s’en sortir ? Thomas se sentait seul, perdu, rongé par la culpabilité. Il s’était imaginé bouffé par les chiens, mais c’étaient finalement les remords qui le dévoraient.
— Vous avez l’air fatigué. Sûrement le décalage horaire. Voulez-vous que l’on remette le dernier entretien à demain ?
— Non, Pauline, c’est gentil mais je vais terminer. Mme Trémélio ne comprendrait pas pourquoi elle serait la seule à ne pas être reçue aujourd’hui.
— Alors je vais la chercher.
Thomas avait tenu à rencontrer chacun des résidents en tête à tête. Pour ne froisser aucune susceptibilité, il avait pris soin de les recevoir dans l’ordre alphabétique. Tous lui avaient dit le plus grand bien de Mlle Choplin et le plus grand mal de l’ancien directeur. Chacun avait aussi livré quelques petits secrets sur les autres pensionnaires. C’est ainsi que le docteur apprit que Jean-Michel se gavait de sucreries, que les beaux cheveux parfaitement coiffés de Chantal n’étaient qu’une perruque, que Francis pratiquait des activités aussi illicites que dangereuses dans le jardin, que Françoise croyait aux esprits et qu’Hélène ne laissait pas une miette de ses plateaux-repas alors qu’elle ne pesait rien.
Le docteur se leva pour aller au-devant de sa dernière pensionnaire.
— Entrez, madame Trémélio. Prenez place, je vous en prie.
— Vous pouvez m’appeler Hélène, si vous voulez.
— Alors appelez-moi Thomas.
La vieille dame eut un petit rire de jouvencelle rougissante. Thomas avait inversé les sièges autour de son bureau. Son fauteuil de directeur accueillait maintenant les visiteurs tandis qu’il s’était attribué la chaise. En s’installant, Mme Trémélio regarda tout autour d’elle comme une enfant curieuse.
— Vous savez, je ne suis venue qu’une seule fois dans cette pièce.
— Vous y viendrez désormais aussi souvent que vous le souhaitez.
Elle eut un autre petit rire charmant. Thomas remarqua qu’elle s’était bien habillée et coiffée pour leur rendez-vous.
— Alors, madame Trémélio…
— Hélène.
— Pardon, Hélène donc. Parlez-moi de vous et de votre santé. Comment vous portez-vous ?
— Vous savez docteur, je n’ai pas à me plaindre. J’ai échappé à un cancer du sein. Je souffre bien de rhumatismes, mais ça va. J’ai bon appétit, j’entends bien et je vois clair. Ce n’est pas comme cette pauvre Françoise qui entend tout et n’importe quoi ou Jean-Michel qui ne voit pas plus loin que le bout de sa canne. Les bonbons qu’il avale à longueur de journée ne doivent rien arranger.
La dame s’intéressa soudain à une petite fusée fabriquée avec des canettes de soda posée sur le bureau.
— C’est vous qui avez créé cette drôle de chose ?
— Non, c’est un cadeau des enfants du village où j’ai vécu en Inde.
Hélène n’attendait que la permission d’y toucher, mais le docteur enchaîna :
— Pauline m’a dit que depuis quelque temps, vous êtes fatiguée…
— J’étais très proche de Mme Berzha et sa disparition m’affecte énormément. Nous partagions nos secrets… Elle me manque chaque jour. On papotait, on jouait aux cartes aussi. La plupart des autres n’aiment pas ça et Francis triche. Alors entre cette perte et l’automne qui arrive…
— Je comprends. J’ai lu votre dossier médical. Vos dernières analyses sont excellentes, vous avez les atouts pour devenir centenaire. Pauline m’a aussi expliqué que vous participiez aux ateliers avec une belle vitalité et que vous êtes très douée en cuisine.
— J’ai toujours aimé cuisiner, docteur.
— Thomas, s’il vous plaît. Et maintenant, à vous comme aux autres, je demande ce qui leur plaît ici et ce qui leur plaît moins. Avez-vous des remarques à formuler pour rendre votre séjour plus agréable ?
— Pauline est une perle de grande valeur. Et son petit Théo est adorable. Pour le reste, vous savez, mon avis importe peu car je vais sans doute bientôt partir…
— Ne dites pas des choses pareilles, Hélène.
— Je n’ai pas parlé de mourir, docteur, mais de partir. Ma fille et mon gendre font construire dans le Sud. Je les aide autant que je peux avec mes économies. Ils m’ont promis qu’il y aurait une place pour moi. Cela prend plus de temps que prévu mais ils m’ont assuré que c’était pour bientôt.
— Vous rapprocher de votre famille serait une excellente solution.
— Je crois que vous-même avez de la famille dans la région…
— J’ai effectivement grandi dans le secteur mais je n’ai plus personne de proche. Pour en revenir au foyer, êtes-vous satisfaite des repas ?
— Ce n’est pas de la grande cuisine, mais ça va. Je m’arrange avec ce qu’il y a. De toute façon, ce que l’on préfère tous, ce sont les gâteaux de Pauline ! Mais vous savez, elle les paye de sa poche et refuse le moindre dédommagement.
— Merci de me le signaler, ce n’est pas à elle de financer cela. Je vais régler ce point.
— Il faudra la convaincre de nous laisser payer avant qu’elle nous remmène à l’hypermarché…
S’apercevant qu’elle avait trop parlé, Hélène s’interrompit net. Son embarras attira l’attention du docteur.
— Dois-je comprendre que Mlle Choplin vous emmène dans un hypermarché ?
Hélène se tordit les doigts sous la culpabilité.
— Je vous en prie, oubliez ce que je viens de dire. Je ne veux pas que la petite ait des ennuis à cause de moi… Nous savons tous que c’est interdit, mais c’est notre sortie. Le directeur précédent l’avait défendu, mais on le faisait en douce. S’il vous plaît, ne dites rien.
— Ne vous inquiétez pas. Mais expliquez-moi.
— Chaque mois, Pauline emmène l’un de nous avec elle au grand supermarché à la sortie de la ville. On a le droit d’acheter ce que l’on veut. Cela met un peu d’extraordinaire dans notre routine. Les autres donnent leur liste à celui ou celle qui y va… Vous n’allez pas la gronder ?
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