Ce qui a réellement scellé notre amitié, après Hainfeld et les lectures de Rückert, c’est la petite excursion à trente kilomètres de là que nous avons accomplie à la fin du colloque ; elle m’avait proposé de l’accompagner, j’avais évidemment accepté, en mentant sur la possibilité de changer mon billet de train — après, donc, un léger mensonge, j’ai participé à cette balade, au grand dam du serveur de l’auberge qui conduisait la voiture et pensait, certainement, se retrouver seul dans la campagne avec Sarah. Il m’apparaît très clairement maintenant que c’était sans doute la raison de cette invitation, je devais servir de chaperon, ou retirer tout possible caractère romantique à cette promenade. Qui plus est, comme Sarah savait très peu d’allemand et que le chauffeur improvisé maîtrisait assez mal l’anglais, j’étais requis (de cela je me rendis compte, pour mon malheur, assez vite) pour nourrir la conversation. J’avais été passablement impressionné par ce que Sarah tenait à voir, la raison de cette randonnée : le monument à la bataille de Saint-Gothard, plus exactement de Mogersdorf, à une portée de flèche de la Hongrie — pourquoi pouvait-elle bien s’intéresser à une bataille de 1664 contre les Ottomans, victoire du Saint-Empire et de ses alliés français, dans un village perdu, une colline surplombant la vallée de la Raab, affluent du Danube qui coulait à quelques centaines de mètres des roseaux de Hainfeld, je n’allais pas tarder à le savoir, mais avant je devais souffrir trois quarts d’heure de palabres avec un jeune type pas spécialement avenant, très déçu de me voir là, à ses côtés, où il avait imaginé Sarah et sa minijupe — moi-même je me demandais bien pourquoi j’avais engagé tous ces frais, billet de train, nuit d’hôtel supplémentaire à Graz, pour discuter le bout de gras avec ce garçon d’auberge qui, avouons-le, n’était pas le mauvais bougre. (Je me rends compte que Sarah, tranquillement assise à l’arrière, devait bien se marrer, intérieurement, d’avoir réussi à déjouer deux pièges érotiques d’un coup, les deux prétendants s’annulant l’un l’autre dans une triste et réciproque déception.) Il était de Riegersburg et avait étudié à l’école hôtelière du coin ; sur la route, il nous raconta une ou deux anecdotes sur le burg de la Gallerin, fief des Purgstall, nid d’aigle perché depuis l’an mille au haut d’une aiguille que ni les Hongrois ni les Turcs n’ont jamais réussi à prendre. La vallée de la Raab déroulait ses frondaisons orangées par l’automne et, autour de nous, les collines et les vieux volcans éteints de la Marche verdoyaient à l’infini dans le ciel gris, alternant forêts et vignes sur leurs coteaux, un parfait paysage Mitteleuropa ; il ne manquait que quelques nappes de brouillard, des cris de fées ou de sorcières en fond sonore pour que le tableau soit complet — une bruine fine s’était mise à tomber ; il était 11 heures du matin mais il aurait aussi bien pu être 5 heures de l’après-midi, je me demandais ce que je foutais là, un dimanche, alors que j’aurais pu tranquillement être dans mon train pour Tübingen au lieu d’aller sur un champ de bataille perdu avec une inconnue ou presque et un garçon d’auberge rural qui ne devait avoir son permis de conduire que depuis l’été précédent — petit à petit je me renfrognais dans la voiture ; bien évidemment nous avons raté un embranchement et nous sommes arrivés à la frontière hongroise, face à la ville de Szentgotthárd dont on apercevait les immeubles au-delà des baraques de la douane ; le jeune chauffeur était embarrassé ; nous avons fait demi-tour — le village de Mogersdorf se trouvait à quelques kilomètres, sur le flanc du promontoire qui nous intéressait : le camp du Saint-Empire, marqué par une croix monumentale en béton d’une dizaine de mètres de haut, construite dans les années 1960 ; une chapelle du même matériau et de la même époque complétait l’ensemble, à peu de distance, et une table d’orientation en pierre déployait le scénario de la bataille. La vue était dégagée ; on voyait la vallée, qui se poursuivait plein est, sur notre gauche, direction Hongrie ; vers le sud, des collines plissaient les trente ou quarante kilomètres qui nous séparaient de la Slovénie. Sarah, à peine descendue du véhicule, s’était agitée ; une fois orientée, elle avait observé le paysage, puis la croix, et n’arrêtait pas de dire “C’est juste extraordinaire”, elle allait et venait sur le site, de la chapelle au monument, avant de revenir à la grande table gravée. Je me demandais (et l’aubergiste aussi, apparemment, il fumait accoudé à la portière de son véhicule, en m’adressant de temps en temps des coups d’œil un peu paniqués) si nous n’assistions pas à la reconstitution d’un crime, façon Rouletabille ou Sherlock Holmes : je m’attendais à ce qu’elle déterre des épées rouillées ou des os de chevaux, à ce qu’elle nous détaille l’emplacement de tel ou tel régiment de uhlans ou de piquiers piémontais, s’il y avait eu des uhlans et des Piémontais dans cette mêlée, face aux janissaires féroces. J’espérais que cela me donne l’occasion de briller en jetant dans la bataille mes connaissances de musique militaire turque et de son importance pour le style alla turca si fréquent au XVIII esiècle, Mozart en étant l’exemple le plus célèbre, bref, j’attendais mon heure en embuscade près de notre carrosse, avec le cocher, sans me soucier d’aller crotter mes souliers plus loin vers le bord du promontoire, la table d’orientation et l’immense croix, mais cinq minutes plus tard, ses circonvolutions achevées, Sarah la détective sauvage était toujours en grande contemplation face à la carte de pierre, comme si elle attendait que je la rejoigne : je me suis donc avancé, imaginant une manœuvre féminine pour m’inciter à me rapprocher d’elle, mais peut-être le souvenir des batailles n’est-il pas réellement propice au jeu amoureux, ou sans doute connaissais-je bien mal Sarah : j’ai eu l’impression de la déranger dans ses pensées, sa lecture du paysage. Bien sûr, ce qui l’intéressait dans cet endroit c’était la façon dont s’était organisé le souvenir, pas tellement l’affrontement en lui-même ; pour elle, l’important c’était la grande croix de 1964 qui, en commémorant la défaite turque, traçait une frontière, un mur, face à la Hongrie communiste, l’Est de l’époque, le nouvel ennemi, le nouvel Orient qui remplaçait naturellement l’ancien. Il n’y avait de place ni pour moi ni pour la Marche turque de Mozart dans ses observations ; elle a tiré un petit carnet de sa poche et a pris quelques notes, puis elle m’a souri, visiblement très heureuse de son expédition.
Il recommençait à pleuvoir ; Sarah referma son carnet, le rangea dans la poche de son imperméable noir ; j’avais dû garder mes considérations sur l’influence de la musique militaire turque et de ses percussions pour le chemin du retour : il est certain qu’en 1778, lorsque Mozart compose sa onzième sonate pour piano, la présence ottomane, le siège de Vienne ou cette bataille de Mogersdorf sont déjà bien loin et pourtant son Rondo alla turca est très certainement la pièce de l’époque qui entretient la relation la plus étroite avec les mehter , les fanfares des janissaires ; est-ce à cause de récits de voyageurs, ou tout simplement parce qu’il a le génie de la synthèse et reprend, magnifiquement, toutes les caractéristiques du style “turc” de l’époque, on l’ignore, et moi-même, pour briller dans cette bagnole se traînant au milieu de la Styrie suintant l’automne, je n’hésitais pas à synthétiser (à pomper, quoi) les travaux d’Eric Rice et de Ralph Locke, indépassables sur le sujet. Mozart réussit si bien à incarner le “son” turc, les rythmes et les percussions, que même Beethoven l’immense avec le tam taladam tam tam taladam de sa propre marche turque des Ruines d’Athènes parvient tout juste à le copier, ou à lui rendre hommage, peut-être. N’est pas un bon orientaliste qui veut. J’aimerais beaucoup raconter à Sarah, maintenant, pour la faire rire un peu, cette performance hilarante, enregistrée en 1974, de huit pianistes mondialement célèbres, interprétant la Marche turque de Beethoven sur scène, huit immenses pianos en cercle. Ils jouent cet arrangement étrange pour seize mains une première fois, puis, après les applaudissements, ils se rassoient et l’interprètent à nouveau, mais dans une version burlesque : Jeanne-Marie Darré se perd dans sa partition ; Radu Lupu sort d’on ne sait où un tarbouche et se le visse sur le crâne, peut-être pour bien montrer que lui, Roumain, est le plus oriental de tous ; il tire même un cigare de sa poche et joue n’importe comment, les doigts encombrés par le tabac, au grand dam de sa voisine Alicia de Larrocha qui n’a pas l’air de trouver cela très drôle, ce concert de dissonances et de fausses notes, pas plus que la pauvre Gina Bachauer, dont les mains paraissent minuscules auprès de son gigantesque corps : très certainement la Marche turque est la seule pièce de Beethoven avec laquelle ils pouvaient se permettre cette farce potache, même si on rêverait que l’exploit soit réédité pour, par exemple, une ballade de Chopin ou la Suite pour piano de Schönberg ; on aimerait entendre ce que l’humour et la clownerie pourraient apporter à ces œuvres-là. (Voilà une autre idée d’article, sur les détournements et l’ironie en musique au XX esiècle ; un peu vaste sans doute, il doit déjà y avoir des travaux sur le sujet, il me semble me rappeler vaguement une contribution [de qui ?] sur l’ironie chez Mahler, par exemple.)
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