Un autre congressiste se mêle à notre conversation, il a l’air très intéressé par les possibilités d’accouplement entre êtres humains et goules ; c’est un Français plutôt sympathique, du nom de Marc Faugier, qui se définit avec beaucoup d’humour comme un “spécialiste de l’accouplement arabe” — Sarah se lance dans des explications assez terrifiantes sur les charmes de ces monstres : au Yémen, dit-elle, si un homme a été violé par une goule dans son sommeil, ce qu’on détecte par une forte fièvre et des pustules mal placées, on utilise une thériaque composée d’opium et de plantes apparues au lever de l’étoile du Chien, ainsi que des talismans et des incantations ; si la mort survient, il faut brûler le corps dans la nuit suivant le décès pour éviter la naissance de la goule. Si le malade survit, ce qui est rare, on lui tatoue alors un dessin magique sur la poitrine — en revanche aucun auteur ne décrit, apparemment, la naissance du monstre… Les goules, vêtues de haillons, de vieilles couvertures, cherchaient à dérouter les voyageurs en leur chantant des chansons ; ce sont un peu les sirènes du désert : si leur visage et leur odeur véritables sont bien ceux d’un cadavre en décomposition, elles ont néanmoins le pouvoir de se transformer pour charmer l’homme égaré. Un poète arabe antéislamique, surnommé Taabbata Sharran, “celui qui porte le malheur sous son bras”, parle de sa relation amoureuse avec une goule femelle : “Au lever de l’aurore, dit-il, elle s’est présentée à moi pour être ma compagne ; je lui ai demandé ses faveurs et elle s’est agenouillée. Si l’on m’interroge sur mon amour, je dirai qu’il se cache dans les replis des dunes.”
Le Français a l’air de trouver cela joyeusement ignoble ; cette passion du poète et du monstre me paraît plutôt touchante. Sarah est intarissable ; elle continue à parler, sur ce balcon, alors que la plupart des savants s’en retournent à leurs panels et travaux. Bientôt nous restons seuls, dehors, tous les trois, dans le soir qui tombe ; la lumière est orangée, derniers débris de soleil ou premières lueurs électriques dans la cour. Les cheveux de Sarah brillent.
— Savez-vous que ce château de Hainfeld recèle lui aussi des monstres et des merveilles ? C’est bien sûr la demeure de Hammer l’orientaliste, mais c’est aussi l’endroit qui a inspiré à Sheridan Le Fanu son roman Carmilla , la première histoire de vampires qui fera frémir la bonne société britannique, une décennie avant Dracula . En littérature, le premier vampire est une femme. Avez-vous vu l’exposition au rez-de-chaussée ? C’est absolument incroyable.
L’énergie de Sarah est extraordinaire ; elle me fascine ; je vais la suivre dans les couloirs de l’immense demeure. Le Français est resté à ses activités scientifiques, nous faisons l’école buissonnière, Sarah et moi, à la recherche, dans la nuit des ombres et des chapelles oubliées, des souvenirs des vampires de la Styrie mystérieuse — l’exposition se trouve en réalité au sous-sol, plus qu’au rez-de-chaussée, dans des caves voûtées aménagées pour l’occasion ; nous sommes les seuls visiteurs ; dans la première salle, plusieurs grandes crucifixions en bois peint alternent avec de vieilles hallebardes et des représentations de bûchers — des femmes en haillons qui brûlent, Les Sorcières de Feldbach , explique le commentaire ; le scénographe ne nous a pas épargné le son, des hurlements lointains noyés dans des crépitements sauvages. Je suis troublé par la grande beauté de ces êtres qui payent leur commerce avec le Démon et que les artistes médiévaux montrent à demi nues, chair ondulant dans les flammes, des ondines maudites. Sarah observe et commente, son érudition est extraordinaire, comment peut-elle connaître si bien tous ces récits, toutes ces histoires de Styrie, alors qu’elle aussi vient d’arriver à Hainfeld, c’en est presque inquiétant. Je commence à être effrayé, j’étouffe un peu dans cette cave humide. La seconde salle est consacrée aux philtres, aux breuvages magiques ; une vasque de granit gravée de runes contient un liquide noir, peu appétissant et lorsqu’on s’en approche retentit une mélodie au piano, dans laquelle je crois reconnaître un thème de Georges Gurdjieff, une de ses compositions ésotériques ; au mur, sur la droite, une représentation de Tristan et Iseult, sur un bateau, devant un jeu d’échecs ; Tristan boit dans une grande coupe qu’il tient dans sa main droite pendant qu’un page enturbanné verse d’une outre le philtre à Iseult, qui regarde le jeu d’échecs et tient une pièce entre le pouce et l’index — derrière eux, la servante Brangien les observe, et la mer infinie déploie ses ondulations. J’ai soudain la sensation que nous sommes dans la forêt obscure, auprès de cette fontaine de granit, dans Pelléas et Mélisande ; Sarah s’amuse à jeter une bague dans le liquide noir, ce qui a pour effet d’augmenter le volume de l’ample et mystérieuse mélodie de Gurdjieff ; je la regarde, assise sur la margelle de la vasque de pierre ; ses longues boucles caressent les runes alors que sa main plonge dans l’eau sombre.
La troisième salle, sans doute une ancienne chapelle, est celle de Carmilla et des vampires. Sarah me raconte comment l’écrivain irlandais Sheridan Le Fanu a passé tout un hiver à Hainfeld, quelques années avant que Hammer l’orientaliste ne s’y installe ; Carmilla est inspirée d’une histoire vraie, dit-elle : le comte Purgstall a bel et bien recueilli une de ses parentes orpheline nommée Carmilla, qui s’est immédiatement liée d’une profonde amitié avec sa fille Laura, comme si elles se connaissaient depuis toujours — très vite, elles deviennent intimes ; elles partagent secrets et passions. Laura commence à rêver d’animaux fantastiques qui lui rendent visite la nuit, l’embrassent et la caressent ; parfois, dans ses songes, ils se transforment en Carmilla, à tel point que Laura finit par se demander si Carmilla n’est pas un jeune homme déguisé, ce qui expliquerait son trouble. Laura tombe malade d’une maladie de langueur qu’aucun médecin ne parvient à guérir, jusqu’à ce que le comte ait vent d’un cas semblable, à quelques milles de là : plusieurs années auparavant une jeune femme est morte, deux trous ronds au haut de la gorge, victime de la vampire Millarca Karstein. Carmilla n’est autre que l’anagramme et la réincarnation de Millarca ; c’est elle qui suce la vitalité de Laura — le comte devra l’abattre et la renvoyer dans la tombe par un rituel terrifiant.
Au fond de la crypte où de grands panneaux rouge sang expliquent la relation de Hainfeld avec les vampires se trouve un lit à baldaquin, un lit bien fait, aux draps blancs, aux boiseries tendues de voiles de soie brillants que le scénographe de l’exposition a éclairé par en dessous, avec des lumières très douces ; sur le lit, un corps de jeune femme est allongé, dans une robe vaporeuse, une statue de cire imitant le sommeil, ou la mort ; elle a deux marques rouges sur le torse, au niveau du sein gauche, que la soie ou la dentelle laisse complètement percevoir — Sarah s’approche, fascinée ; elle se penche sur la jeune femme, la caresse doucement de ses cheveux, de sa poitrine. Je suis gêné, je me demande ce que signifie cette passion soudaine, avant de ressentir moi-même un désir étouffant : j’observe les cuisses de Sarah dans leurs collants noirs frotter l’étoffe légère de la chemise de nuit blanche, ses mains effleurer le ventre de la statue, j’ai honte pour elle, très honte, je me noie tout à coup, j’inspire profondément, je relève la tête de mon oreiller, je suis dans l’obscurité, il me reste cette dernière image, ce lit baroque, cette crypte effrayante et douce à la fois, j’ouvre grande la bouche pour retrouver l’air frais de ma chambre, le contact rassurant de l’oreiller, le poids de l’édredon.
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