Le reste de l’exposition était à l’avenant : un écorché vif reposait tranquillement le genou plié comme si de rien n’était, alors qu’il n’avait plus un centimètre carré de peau, plus un, pour montrer toute la complexité colorée de sa circulation sanguine ; des pieds, des mains, des organes divers se tenaient dans des boîtes en verre, des détails d’os, d’articulations, de nerfs, enfin tout ce que le corps contient de mystères grands et petits, et bien évidemment il faut que je pense à ça maintenant, ce soir, cette nuit, alors que j’ai lu ce matin l’horrible article de Sarah, que j’ai eu moi-même l’annonce de la maladie et que j’attends ces saloperies de résultats d’analyses, changeons-nous les idées, retournons-nous, l’homme qui cherche à s’endormir se retourne et c’est un nouveau départ, un nouvel essai, respirons profondément.
Un tramway bringuebale sous ma fenêtre, encore un qui descend la Porzellangasse. Les tramways montants sont plus silencieux, ou peut-être y en a-t-il moins, tout simplement ; qui sait, il est possible que la municipalité souhaite amener les consommateurs vers le centre, sans se soucier de les ramener ensuite chez eux. Il y a quelque chose de musical dans ce bringuebalement, quelque chose du Chemin de fer d’Alkan en plus lent, Charles Valentin Alkan maître oublié du piano, ami de Chopin, de Liszt, de Heinrich Heine et de Victor Hugo, dont on raconte qu’il est mort écrasé par sa bibliothèque en attrapant le Talmud sur une tablette — j’ai lu récemment que c’était sans doute faux, une légende de plus à propos de ce compositeur légendaire, si brillant qu’on l’oublia pendant plus d’un siècle, il semble qu’il soit mort écrasé par un portemanteau ou une lourde étagère sur laquelle on rangeait les chapeaux, le Talmud n’avait rien à voir là-dedans, a priori . En tout cas son Chemin de fer pour piano est absolument virtuose, on y entend la vapeur, le grincement des premiers trains ; la locomotive y galope à la main droite, et ses bielles roulent sous la gauche, ce qui donne une impression de démultiplication du mouvement ma foi assez étrange, et à mon avis atrocement difficile à jouer — kitsch, aurait asséné Sarah, très kitsch cette histoire de train, et elle n’aurait pas eu complètement tort, il est vrai que les compositions programmatiques “imitatives” ont quelque chose de suranné, pourtant il y aurait peut-être là une idée d’article, “Bruits de trains : le chemin de fer dans la musique française”, en ajoutant à Alkan la Pacific 231 d’Arthur Honegger, les Essais de locomotives de Florent Schmitt l’orientaliste et même le Chant des chemins de fer de Berlioz : je pourrais moi-même composer une petite pièce, Tramways de porcelaine , pour clochettes, zarb et bols tibétains. Il est fort possible que Sarah trouve cela du dernier kitsch, est-ce qu’elle verrait l’évocation du mouvement d’un rouet, de la course d’un cheval ou la dérive d’une barque tout aussi kitsch, sans doute pas, je crois me souvenir qu’elle appréciait, comme moi, les Lieder de Schubert, en tout cas nous en parlions souvent. Le madrigalisme est définitivement une grande question. Je n’arrive pas à m’enlever Sarah de la tête, dans la fraîcheur de l’oreiller, du coton, de la tendresse des plumes, pourquoi m’avait-elle traîné dans cet incroyable musée de cire, impossible de m’en souvenir — sur quoi travaillait-elle à ce moment-là, au moment de mon installation ici, alors que j’avais l’impression d’être Bruno Walter appelé pour seconder Mahler le Grand à l’Opéra de Vienne, cent ans après : revenu victorieux d’une campagne en Orient, à Damas précisément, j’étais mandé pour seconder mon maître à l’université et j’avais presque immédiatement trouvé ce logement à deux pas du magnifique campus où j’allais officier, appartement certes petit, mais agréable, malgré les grattements de l’animal de Herr Gruber, et dont le canapé-lit, quoi qu’en dise Sarah, était tout à fait honorable, la preuve : quand elle était venue pour la première fois, au moment de cette visite étrange au musée des belles découpées, elle y avait dormi une semaine au moins sans s’en plaindre. Enchantée de voir Vienne, enchantée que je lui fasse découvrir Vienne, disait-elle, même si c’était elle qui me traînait dans les endroits les plus insoupçonnés de la ville. Bien sûr je l’ai emmenée voir la maison de Schubert et les nombreuses demeures de Beethoven ; bien sûr j’ai payé (sans lui avouer, en lui mentant sur le prix) une fortune pour que nous puissions aller à l’opéra — le Simon Boccanegra de Verdi plein d’épées et de fureur dans la mise en scène de Peter Stein le Grand, Sarah était ressortie enchantée, ébahie, époustouflée par le lieu, l’orchestre, les chanteurs, le spectacle, Dieu sait pourtant que l’opéra peut être kitsch, elle s’était pourtant rendue à Verdi et à la musique, non sans me faire remarquer, comme à son habitude, une coïncidence amusante : Tu as vu que le personnage manipulé tout au long de l’opéra s’appelle Adorno ? Celui qui croit avoir raison, se révolte, se trompe, mais finit par être proclamé doge ? C’est fou tout de même. Elle était incapable de mettre son esprit en sommeil, même à l’Opéra. Qu’avions-nous fait ensuite, sans doute pris un taxi pour monter dîner dans un Heuriger et profiter de l’air exceptionnellement tiède du printemps, quand les collines viennoises sentent les grillades, l’herbe et les papillons, voilà qui me ferait du bien, un peu de soleil de juin, au lieu de cet automne interminable, de cette pluie continue qui frappe ma vitre — j’ai oublié de tirer les rideaux, quel idiot, pressé de me coucher et d’éteindre la lumière, il va falloir que je me relève, non, pas maintenant, pas maintenant que je suis dans un Heuriger sous une treille à boire du vin blanc avec Sarah, à évoquer Istanbul peut-être, la Syrie, le désert, qui sait, ou à parler de Vienne et de musique, de bouddhisme tibétain, du séjour en Iran qui se profilait. Les nuits de Grinzing après les nuits de Palmyre, le Grüner Veltliner après le vin libanais, la fraîcheur d’une soirée printanière après les veillées étouffantes de Damas. Une tension un peu gênée. Est-ce qu’elle discourait déjà de Vienne comme porte de l’Orient , elle m’avait choqué en descendant en flammes le Danube de Claudio Magris, un de mes livres préférés : Magris est un habsbourgeois nostalgique, disait-elle, son Danube est terriblement injuste pour les Balkans ; plus il s’y enfonce, moins il donne d’informations. Les mille premiers kilomètres du cours du fleuve occupent plus des deux tiers du livre ; il consacre seulement une centaine de pages aux mille huit cents suivants : dès qu’il quitte Budapest, il n’a presque plus rien à dire, donnant l’impression (contrairement à ce qu’il annonce dans son introduction) que toute l’Europe du Sud-Est est beaucoup moins intéressante, qu’il ne s’y est rien joué ni rien construit d’important. C’est une vision terriblement “austrocentriste” de la géographie culturelle, une négation presque absolue de l’identité des Balkans, de la Bulgarie, de la Moldavie, de la Roumanie et surtout de leur héritage ottoman.
À côté de nous une tablée de Japonais engloutissait des escalopes viennoises d’une taille rocambolesque, qui pendaient de chaque côté d’assiettes pourtant démesurées, oreilles d’ours en peluche géants.
Elle s’échauffait en disant cela, ses yeux s’étaient assombris, le coin de sa bouche tremblait un peu ; je n’ai pas pu m’empêcher de rigoler :
— Désolé, je ne vois pas l’enjeu ; le livre de Magris me paraît savant, poétique et même parfois drôle, une promenade, une promenade érudite et subjective, quel mal y a-t-il à cela, certes Magris est un spécialiste de l’Autriche, il a écrit une thèse sur la vision de l’empire dans la littérature autrichienne du XIX esiècle, mais que veux-tu, tu ne m’enlèveras pas de l’idée que ce Danube est un grand livre, un succès mondial, qui plus est.
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